4 novembre 2007
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23:46
À moins de patienter le restant de la matinée, Julie devait se rendre à l’évidence : il n’y avait plus une seule place libre dans le parking souterrain !
Tout en maudissant copieusement le propriétaire du véhicule qui occupait l’emplacement qui lui était attribué, elle reprit la rampe donnant accès aux allées de Meilhan’.
Ce ne fut qu’après de longs tours et détours au hasard de ruelles quasi paralysées par des encombrements, qu’elle se résigna à abandonner sa Toyota sur la Canebière, à cheval trottoir chaussée. Stationnement des plus délicats mais parfaitement visible depuis les fenêtres de l’agence d’où elle pourrait veiller au grain.
Presque en retard pour son prochain rendez-vous, elle se refusait néanmoins à courir. Manifester une hâte quelconque ne pouvant donner que pleine réalité à un début de contrariété qu’elle s’efforçait de refouler.
Il n’était pas question de faire mentir l’or irisant l’azur de ses paupières, pareil à poussière de soleil jetée sur le turquoise des profondeurs d’une eau de calanque.
Pas aujourd’hui !
Mais si ce fut d’un pas tranquille qu’elle abordât le bâtiment abritant les bureaux de Musslër & C°, elle ressentit un petit pincement au cœur au moment d’en franchir l’entrée.
C’était fait, entériné... irrévocable : elle avait signé, leur déménagement était programmé pour la fin de l’année, et plusieurs locataires potentiels se bousculaient déjà pour leur succéder dans ces lieux.
Quant à eux, ils se trouvaient désormais face à un défi énorme. Un challenge passionnant ! Tels qu’elle les aimait et que tous, sans exception, étaient prêts à relever. Elle savait qu’elle pouvait compter sur toute l’équipe.
Ils avaient travaillé dur, très dur ! S’étaient investis sans mesurer ni temps ni fatigue pour présenter un projet sans faille, et elle s’était engagée devant chacun à trouver les moyens de le réaliser.
C’était de cette bataille dont elle revenait. En vainqueur… bien qu’elle n’eût obtenu gain de cause qu’après d’âpres et d’interminables discussions.
Oui… Une belle réussite dont elle pouvait s’enorgueillir. Et pourtant…
Elle se glissa entre les panneaux vitrés de la porte à tambour et suivit docilement le mouvement rotatif qui la déposa en douceur dans le hall, juste entre deux énormes vasques de granit rose en partie ensevelies sous les feuillages luisants d’exubérantes plantes exotiques. Elle prit le temps de caresser du regard les chaudes boiseries courant sur les murs, les antiques appliques de verre jaune et bleu pâle, et l’énorme lustre de laiton dont les mille pendeloques de cristal irisaient le double escalier de paillettes de lumière.
Avec un soupir, elle avança lentement sur le sol de marbre blanc veiné de gris et d’ocre, jusqu’à l’asthmatique ascenseur et appuya sur le bouton d’appel.
Et pendant que l’étroite cabine descendait tranquillement à sa rencontre, elle sentit qu’elle regrettait déjà de devoir quitter un jour les locaux de ce magnifique hôtel particulier datant du milieu du XVIII siècle – hélas, étriqués ! et trop bruyants d’un centre-ville - pour d’autres bien plus pratiques et parfaitement insonorisés, couvrant les deux derniers étages d’un immeuble ultra moderne sur l’avenue du Prado. Et cela à cause de la certitude de ne jamais retrouver dans le second le cachet de ce luxe vieillot et désuet qu’elle appréciait tant dans le premier.
Sans oublier un petit rituel avant de se mettre à l’ouvrage : les deux minutes qu’elle consacrait à l’observation d’une Canebière paresseuse s’étirant du parvis des Réformés au Quai des Belges et s’ébrouant sous une toilette matinale.
Une pause, le temps de siroter un énième café, accoudée à la fenêtre de son bureau d’où, sans même avoir à se pencher, elle pouvait contempler le Vieux Port. « Son » Vieux Port.
Pour consolation, ils disposeront de trois fois plus de places de stationnement. Quoique, à deux pas de chez elle et sans nécessité de traverser les voies... en quoi cela lui offrait-il une compensation quelconque ?
Dans un gémissement métallique, parfait écho à sa nostalgie, la porte accordéon de l’ascenseur se replia devant elle, l’invitant à la passer. Julie lui obéit sagement et d’un doigt distrait composa le code lui autorisant l’accès du cinquième étage.
Adossée à la paroi capitonnée de velours cramoisi, elle écouta avec tendresse le miaulement feutré des câbles qui se déroulaient paresseusement au-dessus de sa tête.
Tout au long de ces dix dernières années, combien de fois s’était-elle irritée de leur lenteur ? Combien de fois avait-elle préféré emprunter l’escalier ? Dès les premiers jours ! Elle n’était alors que débutante maladroite mais déjà pressée ! Bien avant que ce satané Ed ne fit l’acquisition du bâtiment… et il y avait cinq ans de cela !
Oui… Cinq ans ! Cinq ans s’étaient écoulés depuis le jour où elle avait pratiquement contraint Ed Musslër à conserver, en dépit de toute raison, une société agonisante. Et tout autant également qu’elle dirigeait d’une main ferme cette agence publicitaire, parce que, en retour, ce diable d’homme l’avait mise en demeure d’en faire une entreprise rentable.
Le premier bilan avait été désastreux et le second à peine moins ! Deux longues années durant lesquelles elle avait eu droit à un « Combien me coûte ma danseuse, ce mois-ci ? » à chacun de ses comptes-rendus mensuels.
Mais leurs efforts avaient fini par donner des résultats et depuis la troisième année, les profits s’engrangeaient allègrement.
En revanche, bien que lui étant tout acquis, lors des négociations de ce matin, Ed Musslër s’était avéré adversaire retors et particulièrement coriace. Sacré Ed ! La connaissant trop bien pour prétendre l’ignorer aussi entêtée que lui, il n’avait eu d’autre choix que de céder à sa requête. À moins de prendre le risque de se voir harcelé à n’en plus finir, mis en état de siège ou, pis encore, kidnappé… ce dont il la savait parfaitement capable !
Et pour tout cela, à cause des lieux et des souvenirs qui s’y rattachaient, la victoire avait un arrière-goût de mélancolie.
Dans un dernier sursaut, la cabine s’immobilisa face au sas donnant accès à l’étage. Julie poussa la paroi vitrée d’un bras décidé et se figea aussitôt, enregistrant d’un coup d’œil l’accueil déserté et les dossiers abandonnés sur un siège.
Elle avança de quelques pas dans le couloir desservant les quatre premiers bureaux, étonnée de n’y apercevoir que fauteuils et tables inoccupés.
Sourcils froncés, elle s’interrogeait sur ce qui pourrait expliquer une aussi générale désertion lorsque son attention fut attirée par des échos de querelle émanant apparemment de la salle de réunion.
Fait suffisamment inhabituel pour confirmer l’agaçante évolution adoptée par un lundi qui, à l’aube, s’annonçait pourtant pareil à d’autres !
Il lui suffit de traverser la pièce réservée aux archives, de parcourir un second vestibule pour enfin apercevoir une demi-douzaine d’individus agglutinés et hilares devant une porte entrebâillée.
Allait-elle les interpeller que l’un d’eux la découvrit et donna l’alerte. Et tous s’égaillèrent tels moineaux à la vue d’un chat, la laissant bouche bée.
Débandade incompréhensible pour une Julie qui était pourtant toujours la première à savourer un mot d’humour, qui savait apprécier un zeste d’imprévu, qui fermait volontiers les yeux sur un soupçon de distraction.
Mais qui ne saurait tolérer qu’une altercation perturbât la bonne organisation du travail !
La main sur la poignée, sur le point de pousser le panneau de bois, elle suspendit son geste, étonnée de reconnaître sous les accents furieux qui lui parvenaient, la voix de… de… David ?
Qui donc avait le pouvoir de transformer un si gentil garçon, l’élément le plus patient, serviable et attentionné de son équipe, en un tel braillard ?
Chic ! Voilà qui modifiait les données du problème.
David, furieux ! Un spectacle digne de figurer dans les annales de la société… À ne manquer sous aucun prétexte.
Curieuse ? Julie ? Absolument pas ! N’était-elle pas responsable du service ? D’ailleurs, elle n’avait même pas à tendre l’oreille.
- Fais-la sortir d’ici, avant que je ne perde tout contrôle !
- Doucement, David ! Tu vas l’effrayer dès son premier jour.
- Elle ? Ray, tu rêves ! C’est la peste, Attila et Lucifer réunis en un même individu. Moi ? La terroriser ?
Qui donc ?
Julie risqua un petit coup d’œil pour mieux évaluer la situation et... Justine ? Que faisait-elle là, confortablement installée dans un fauteuil, jambes croisées et menton reposant au creux d’une main ? Affichant un ébahissement désolé face à l’attitude déraisonnable d’un excité, bien plus que ravissante et d’une troublante fragilité sous des allures étudiées et trompeuses de chatte ronronnante !
Et ce serait vers une telle harmonie de subtils artifices qu’était dirigée tant de fureur ? Et David ? Où était-il ? Julie avança davantage la tête dans l’entrebâillement et… Là ! Elle le voyait enfin !
Un vrai coq de combat ! Le front aussi rouge que la crête de ce volatile, manifestement hors de lui. Colère sans doute aiguisée par l’incontestable ironie qui transparaissait dans le regard d’une gamine effrontée.
- Regarde… Regarde ses yeux ! Tu vois bien qu’elle me nargue !
- Mais non, tu te trompes. Va boire un café, ça t’éclaircira les idées… Tiens ! Je te l’offre et suis prêt à t’accompagner jusqu’au distributeur ! Vous, charmante demoiselle, surtout ne vous sauvez pas, je reviens dans deux minutes.
- Me promener dans les couloirs avec un enragé en liberté ? Aucun risque !
- Tu as entendu ? Aboya David, et c’est moi qui devrais quitter les lieux ? Pas question !
Julie hésitait, consciente qu’il serait sage d’intervenir, de mettre fin à cet échange de civilité d’un style singulier, mais… le fallait-il vraiment ? Encore un peu, pas longtemps... juste deux, trois secondes, pas plus... à peine assez pour que l’anecdote évoluât plus croustillante ! Et elle eut du mal à retenir un éclat de rire au murmure suave de la jeune fille qui ajoutait :
- Se mettre dans un état pareil pour une minuscule égratignure sur un vieux pare-chocs ! C’est tout juste digne d'un enfant !
Justine... adorable Justine… qui n’était que promesses pour l’avenir ! L’intonation était un poème de maîtrise, pas une syllabe plus haute que l’autre et d’une douceur à émouvoir un cerbère ! Sa nièce préférée !
Mais de quoi parlait-elle ? Un accrochage ? Ô Seigneur ! Il devait s’agir de la Talbot Lago ! Pas n’importe laquelle, un modèle de 1954, la T26 GSL ! Un bijou qui faisait l’orgueil de David. Depuis combien d’années s’échinait-il à la retaper ? Bien avant qu’elle ne fit sa connaissance, il était encore étudiant... six ans au moins ! Si longtemps ? Un crime déjà, si un malheureux grain de poussière osait se poser sur la carrosserie, alors que dire d’une estafilade ? Une syncope assurée pour son propriétaire ! Qui, lui, s’emportait de plus belle.
- C’est une pièce de collection, stupide femelle !
- Vraiment ? Dans ce cas, remisez-la donc dans un musée et déplacez-vous à pied ou... à bicyclette !
- David, intervint Raymond, comment peux-tu manifester autant de mauvaise humeur et demeurer insensible face à d’aussi jolis yeux ? Mademoiselle, excusez-le, ce n’est qu’un rustre, incapable de la moindre indulgence, mais, n’ayez crainte, vous êtes sous ma protection.
Raymond semblait s’amuser beaucoup dans ce rôle d’arbitre entre eux. Celui-là ! Don Juan de pacotille devant une jeunesse alors qu’il n’était que mouton bêlant devant son irascible épouse. Quant à David et Justine, après de tels débuts, ils risquaient de lui donner du fil à retordre ! Il était plus qu’urgent de calmer le jeu ! Il lui suffit de se composer une mine sévère, de prendre un ton de circonstance et... Julie Castel entra en piste !
- Que se passe-t-il ici ?
Un silence total, des regards empreints de rancune pour deux des protagonistes, et un léger embarras pour le troisième, celui qui n’avait rien à faire en ce lieu, et surtout à cette heure !
L’occasion était bien trop belle pour que Julie se privât de lui rappeler quelques rapports qui traînaient à se conclure !
- Tiens, Raymond ! Tu tombes bien, je voulais justement t’entretenir à propos des dossiers Mariani et Souvignat. Où en es-tu ?
- Ben… j’ai presque fini, et…
« Presque ? » Eh bien, s’attarder de la sorte ne l’aidera pas à y arriver tout à fait !
- Je peux donc espérer raisonnablement les avoir avant ce soir !
- Oui, oui, oui… Considère même que tu les as ! Salut, les enfants, le devoir m’appelle ailleurs !
Dissimulant une moue moqueuse, Julie le regarda s’éloigner à toute allure.
- C’est ça… Cause toujours ! Gare à lui si je dois le relancer une fois de plus, grinça-t-elle avant de se tourner vers les deux autres.
- Et maintenant à nous trois ! Alors ? Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
- La seule coupable, c’est cette petite sotte ! Dénonça David. Et tu n’avais pas à t’en prendre ainsi à Raymond !
- Toi, mon grand, du calme, tu as l’air d’oublier où tu te trouves en ce moment, mais... nous nous expliquerons plus tard.
- Je te souhaite bon courage, Julie, soupira la jeune fille.
- Mmm Mmm … oui… et ma Justine, je l’invite à taire ses gentillesses empoisonnées qu’elle distille à la perfection !
- Justine ! Ricana David… Avec un prénom pareil, plus rien ne m’étonne.
- Je suis contente qu’il vous plaise ! S’exclama cette dernière, avec un tendre sourire, très vite remplacé par un air navré pour ajouter : en revanche, le vôtre est lourd à porter ! L’histoire a déjà son David et, ne rêvez pas, le détrôner relève de l’impossible.
- Julie, débrouille-toi pour tenir cette chipie hors de ma vue !
- Oh oui, Julie… et ainsi tu feras deux heureux !
Une cour de récréation dans une école maternelle. « Ce n’est pas moi ! », « C’est lui ! » Jusqu'à quel âge pouvait-on coller des enfants au piquet ?
- Si vous vous décidiez à adopter un comportement d’adultes responsables, peut-être pourrais-je en arriver aux présentations d’usage ?
- Tu as raison… acquiesça Justine… comme toujours ! Et je suis ravie de travailler avec toi parce que…
- Pas « avec », fillette, mais « pour »… la reprit Julie… Saisis-tu la nuance ?
- Une nuance ? Où ? Oh ! Oui... certainement. Enfin, je crois...
- Ha ! ha ! ha ! Elle « croit », qu’elle dit ! s’esclaffa David…
- Le rire est abondant sur le visage des simples d’esprit… en voilà un exemple, énonça Justine !
- Hé ! Ho ! C’en est assez ! Je ne suis pas tenu d’écouter de telles inepties, s’enflamma de nouveau le jeune homme.
À qui Justine conseilla d’une voix doucereuse : - Bouchez-vous les oreilles !
Julie se délectait d’autant mieux de leurs chamailleries qu’elle avait le plein pouvoir d’y mettre un terme.
Bon, ces deux-là avaient donné le ton à un début de scénario, il ne lui restait qu’à observer de quelle façon ils allaient évoluer dans le décor mis à leur disposition. Comment leur présenter la chose ? Tout de go ou avec ménagement ?
- Et vous, ouvrez les vôtres, Miss Catastrophe ! Je ne veux pas vous voir à moins de dix mètres de mon véhicule, et autant de moi-même. C’est bien clair ? Et… et… moi, je sors ! Je m’en vais faire un tour et…
- Eh !!! Attends ! L’arrêta aussitôt Julie. Avant de te débiner, il faut que tu saches que Justine va partager notre environnement durant les deux prochains mois.
- Quoi !!! Deux mois ! Tu as dit deux mois ?
- Oui ! Et aussi que… ben…, … j’avais l’intention de... de te la confier.
- À lui ?
- À moi ?
S’écrièrent-ils d’une même voix ! Un ensemble parfait ! Ce qui enchanta Julie ! Elle le savait : ils étaient faits pour s’entendre ! De quoi s’inquiétaient-ils ? Il ne s’agissait dans l’immédiat que de deux ou trois petites heures. Juste le temps d’un tour d’horizon, de survoler les lieux ! Un léger différend entre eux ? Tant pis !
- À toi et à lui… oui, à tous les deux ! Je suis navrée, mais c’est comme ça ! En avant, petits soldats ! Du cœur à l’ouvrage et avec le sourire.
- C’est bien pour te faire plaisir, concéda David. Bon… pour ce midi, nous déjeunons ensemble ?
- Si tu veux. Et toi, Justine, tu n’as rien prévu ?
- Je pensais t’inviter mais, je crois que...
- Voilà qui est parfait ! Nous serons trois !
- Julie, non ! S’écria David. Pas avec...
- Oui, oui, oui ! Et nous aurons, peut-être, un quatrième larron à notre table... qui est en retard d’ailleurs. Allez ! Filez ! Et, par pitié, plus de vagues !
Elle n’eut qu’à les observer tandis qu’ils s’éloignaient pour deviner que l’orage, entre eux, n’était qu’assoupi. Et elle se plut à imaginer leur prochaine réaction, lorsqu’ils verront leurs noms unis sur le programme des prochaines semaines.
Que c’était compliqué, parfois, la vie ! Ils étaient tellement mignons, aussi gentils l’un que l’autre ! Était-il logique de se quereller pour une broutille ? Quoique ! Qui mieux informé qu’elle pour savoir qu’un incident insignifiant pouvait se révéler le détonateur d’un événement important ?
Pas vraiment une bonne idée de faire référence à son cas personnel, à ne souhaiter à personne.
Mais c’était le passé, et se lamenter ne rimait à rien…. et puis… elle avait eu de bons moments…
« Ah, oui ? Lesquels ? ».
Elle ferma les yeux sur sa mauvaise foi : pas de place pour des regrets, aujourd’hui, la vie était belle, l’avenir lui souriait, et surtout, - le plus important à son avis - elle était libre.
Et ce retardataire, que faisait-il ?
Personne dans le coin détente, ni sur les sièges du hall. Un mauvais point à noter dans son dossier. Tant pis pour lui, elle avait suffisamment de travail en attente dans sa corbeille pour ne pas perdre davantage de temps.