3 novembre 2007
6
03
/11
/novembre
/2007
19:24
La nuit tiède et douce ordonnait ses replis de soie sombre en un chatoyant écrin pour une lune ronde et rousse.
Confinée entre ses digues, la Garonne assagie déroulait un mouvant miroir d’eaux placides. Tendrement bercée par leur mélodieux murmure, la Ville Rose s’assoupissait, confiante et sereine, laissant aux clochers de Notre-Dame du Taur et de la basilique Saint-Sernin le soin de veiller, sans défaillance, au-dessus de ses entrelacs de rues chapeautées d’ocre.
Leurs carillons assourdis égrenèrent dans l’air nocturne les douze coups de minuit alors que Catherine arrivait à hauteur du rideau déjà baissé du très apprécié glacier Octave, réputé bien au-delà des limites de la cité languedocienne.
Comme obéissant à un obscur signal à lui seul adressé, le théâtre du Capitole libéra autour de la jeune femme tout un ballet de petits rats aux chaussons remisés. Qui s’égaillèrent très vite à pas légers, se déployant sur la grande Croix Occitane en une éphémère constellation charnelle pour les signes du Zodiaque qui en ponctuaient les pointes, animant d’ombres fluettes et dansantes l’argile rouge des façades du XVIII° siècle.
Le trottinement de leur espiègle débandade s’étirait encore sous les arcades que Cathy regagnait enfin le minuscule meublé qui abritait sa studieuse solitude.
Aussitôt la porte verrouillée, elle se délesta à même le sol de son sac lourd et encombrant et rendit pleine liberté à ses orteils meurtris par les lanières assassines de sandales trop étroites. Pressée d’offrir un repos bien mérité à ses chevilles malmenées par trop de station debout, de marches gravies tout au long de la journée, elle se hâta vers le lit sur lequel elle se jeta, heureuse et souriante, sans même se soucier d’en retirer la courtepointe immaculée.
Tout en s’étirant d’aise, elle laissa son regard vagabonder au gré d’un décor familier, jusqu’à se heurter au bureau passablement vermoulu qui, encastré sous l’unique fenêtre de la pièce, menaçait de s’écrouler sous un effarant amoncellement de livres et de documents.
Et son sourire se mua en grimace.
Alors que depuis quelques jours, elle s’enlisait dans une pénible obsession de temps perdu, elle devra, ainsi que chaque soir, trouver l’énergie de se plonger dans ce fouillis afin d’en extraire et d’en retenir l’essentiel.
Sensation d’autant plus déprimante que les semaines à venir ne lui promettaient rien de plus divertissant que des va-et-vient entre l’Institut d’Art Préhistorique et des appartements à faire visiter. Ce qui, l’amenant à traverser Toulouse en tous sens dans la chaleur poisseuse d’un mois de juin, n’avait rien d’une agréable perspective.
Seul point positif, la fin de cette année d’études signifiait également celle de ce contrat de travail.
Pour le suivant -à Paris, sauf imprévu- elle espérait trouver une activité totalement différente. N’importe quoi ! Pourvu qu’elle n’ait plus à feindre enthousiasme et extase devant des placards exigus ou des vues étriquées, dans la vaine tentative de justifier les loyers exorbitants de logements tout à fait quelconques. À croire que l’agence lui réservait les cas désespérés !
Près d’elle, sur un vieux poêle de fonte transformé en chevet, une petite lueur rouge clignotante attira son attention, l’informant ainsi d’appels reçus en son absence. Résignée, elle tendit mollement la main et fit défiler la bande du répondeur. Le premier message « Coucou, c’est moi ! » émanait de Nicole, son amie d’enfance, le second « Cat, rappelle-moi ! » de Nicole… et puis, et encore, et toujours… Nicole !
- Non ! Pitié ! Pas ce soir ! Gémit-elle.
Quitte à ce que, parfois, son téléphone s’obstinât muet au point de la dénoncer cruellement délaissée par tous, il lui fallait choisir : étudier ou bien se disperser dans de futiles distractions. Sa décision fut vite prise : elle n’était là pour personne !
Elle inséra une cassette vierge dans l’appareil et, n’ayant d’autre moyen pour tenir une infatigable pipelette à distance et se garantir un peu de tranquillité, elle s’empressa de le remettre en service !
Tant pis pour son amie !
Réprimant un début de mauvaise conscience, elle alluma une cigarette, mit son ordinateur en marche et, pendant que les commandes de Windows s’inscrivaient sur l’écran, elle entreprit de trier tout un tas de notes manuscrites en quête de la dernière liste d’informations à glaner sur le Net.
Ce qui lui promettait encore une longue veille !
Aussi ! N’y avait-il rien de plus accessible que l’Archéologie ? Pourquoi ne pas avoir opté pour... pour quoi ?
Elle abhorrait profondément les chiffres. Aversion que ces derniers, s’ingéniant sournoisement à ne jamais s’additionner comme elle le souhaitait, lui rendaient au centuple ! De plus, elle ne pouvait se concevoir œuvrant une vie entière enfermée entre quatre murs, sans autre horizon qu’un périmètre de cloisons aveugles.
Ceci étant établi, elle devait bien avouer également que si tout l’intéressait, rien ne la passionnait vraiment. Rien, sinon les voyages immobiles que lui offrait l’étude du passé.
Avec, en prime, le pouvoir de devenir l’architecte inspiré de demeures invisibles et rebâtir des cités. De remodeler des civilisations, de ressusciter des êtres et les rendre à leurs gestes, leurs coutumes ; de deviner leurs pensées, leurs désirs, leurs joies, leurs peurs, de voir avec leurs yeux d’autres images, d’autres espaces ! De ressentir à travers eux les espérances, les émotions d’une autre vie !
D’être une autre dans un autre monde !
Peut-être devait-elle d’avoir évolué ainsi à ses géniteurs qui, trop absorbés par leurs carrières respectives pour s’en laisser distraire, avaient adopté, très tôt, l’habitude de la confier, nourrisson tout juste sevré, à tante Clara. Et ce aussi souvent et longuement que possible, sinon pleinement.
Tante Clara ! Sœur cadette de son père, mais également femme singulière, aussi excentrique que libérale, plus que distraite, veuve d’un amour lumineux et unique, de ceux qui rendent la solitude tolérable pour perdurer malgré l’absent.
La douce Clara, que Cathy appelait Tontine, qui sut être, pour elle, tellement plus chaleureuse et affectueuse que sa mère.
Clara, patiente initiatrice, qui lui inculqua la tolérance. Auprès de qui la jeune fille prit goût à l’indépendance ; de qui aussi elle apprit comment modeler une curiosité insatiable et un entêtement féroce jusqu’à les transformer en atouts. Cathy n’y parvenait pas toujours, elle en convenait, mais suffisamment pour aller au bout de chacun de ses objectifs.
La très perspicace Clara, qui, seule, sut deviner son attirance particulière pour le passé. Sans doute pour avoir perçu en sa nièce l’écho parfait de son propre intérêt pour les objets anciens, sinon sans âge.
Ravie du plaisir que sa « presque fille » - ainsi qu’elle la présentait à toutes ses relations - prenait à détailler l’empreinte d’un fossile sur une roche plusieurs fois millénaire, à manipuler un ustensile, un outil, à l’usage oublié ou bien à rêvasser devant un vestige d’hier s’obstinant à persister, tante Clara n’avait rien trouvé de mieux que de la promener à travers la France. Elle ne s’était pas contentée de montrer l’intéressant ou de souligner l’essentiel mais était allée jusqu'à réunir des masses de documents, transformant la moindre approche en cours magistral.
Et l’enfant s’était révélée élève surdouée à l’intelligence vive et curieuse, passionnée par l’étude, dotée d’un esprit avide de connaissances et jamais rassasié, apte à comprendre et assimiler l’enseignement le plus ardu avec une aisance insolente, au point d’entrer dans le cercle restreint des plus jeunes bacheliers de France.
Ainsi, lorsque, après avoir décroché une licence en Littérature Ancienne puis une autre en Histoire, Cathy avait déclaré vouloir s’orienter vers l’Archéologie, tante Clara l’y avait-elle encouragée et aidée de son mieux.
Un long et laborieux cheminement pour se retrouver, à près de vingt-cinq ans, heureuse de conserver un statut d’étudiante, le seul qu’elle ambitionnait réellement.
À condition de fermer les yeux sur des phases de découragement devant d’incontournables difficultés financières. Pour ne recevoir aucun subside de ses parents installés depuis des années en Angleterre, sans autres ressources qu’une bourse d’études majorée des modestes revenus de jobs occasionnels. Le tout à peine suffisant pour couvrir l’indispensable et strict minimum.
Ce dont, au fond, Catherine s’accommodait.
Le pire n’était pas là ! Le pire était la disparition de tante Clara. Trois mois que Tontine n'était plus là pour elle. Trois longs mois d'un affreux cauchemar dont elle voudrait s’éveiller. D'une réalité qu’elle ne pouvait accepter, ni même concevoir pour lui être trop douloureuse.
Chère tante Clara ! Assez attentive pour la comprendre, assez farfelue pour la distraire et faire reculer l’aspect trop sérieux de son caractère. Celle aussi auprès de qui elle pénétrait, même sans y croire, dans un monde magique.
Ils étaient toujours là, tapis, enfouis dans sa mémoire, tous ces contes inventés pour elle, ces historiettes rattachées aux objets observés à travers le verre épais des vitrines, dans les grandes salles des musées explorés au hasard d’itinéraires studieux : des anecdotes à faire frémir un puriste. Imaginaires, souvent et pourtant… Pourtant tellement vivantes !
Ainsi, à Fleurac, un bracelet ciselé en dents de loup lui avait livré l’émouvante aventure d’amoureux séparés par des parents cruels : aux dires de Tontine, rien de moins que les ancêtres des amants de Vérone en pleine époque du Bronze Moyen.
Plus loin, à Moustier, une fragile lampe, creusée dans un bloc de calcaire délicatement poli et gravé, lui avait assuré avoir surmonté pour elle - et elle seulement ! - les risques d’un voyage dans le temps afin de lui présenter toute une famille réunie autour de sa flamme rassurante pour écouter d’antiques « Il était une fois, … ».
À quelques minutes de ce gisement du Moustier, dans l’un des plus beaux décors du Périgord, entre les Eyzies et Montignac, la falaise de la Roque Saint Christophe s’élève en un impressionnant à-pic jusqu’à plus de quatre-vingts mètres au-dessus d’une nonchalante rivière, la Vézère.
Véritable muraille de tendre calcaire dans lequel, au fil des siècles, l’eau et le gel ont creusé une infinité d’abris sous roche et façonné de longues terrasses aériennes aux imposants surplombs.
Autant de refuges naturels qui, non seulement, furent occupés dès le paléolithique par l’homme de Neandertal [1], mais aussi fortifiés et habités au Moyen-Âge, à l’aube de la Renaissance et encore aux sombres temps guerriers de la première moitié du vingtième siècle.
Et de ces cavités, de ces grottes, des voix, venues de la nuit de l’oubli, lui avaient murmuré des batailles sanglantes plus réelles pour une fillette imaginative que celles illustrées de faits filmés sur le vif et diffusées durant les journaux télévisés.
Après avoir arpenté de l’intérieur un livre d’images grandeur nature ouvert sur l’histoire de l’homme, dans lequel vérités et inventions pures se mêlaient allègrement, comment aurait-elle pu faire d’autre choix que l’Archéologie ?
Cathy se redressa brusquement, s’arrachant à ces souvenirs mi-doux, mi-amers, pour se concentrer sur un problème d’ordre matériel : le financement des trois mois à venir.
Les délais d’inscription pour travailler sur le site qui l’intéressait, en Egypte, étaient plus que dépassés et les choix encore possibles, en France, pire que limités.
Elle eut soudain l’impression de se perdre dans un tunnel sans fin, à croire qu’elle puisait ses forces dans la vitalité de Tontine, que sans ce feu follet qui depuis toujours veillait de loin sur elle, l’espace s’était restreint, la vie ternie.
De plus, elle se sentait coupable, quelque part, de ne pas avoir accompagné sa tante jusqu'à la fin, de ne pas l’avoir entourée de l’amour, de la tendresse, qu’elle méritait. Elle voudrait cautériser sa peine à tout jamais. Et surtout ne pas pleurer !
Tontine serait désolée de la savoir désespérée, et bien davantage de ne plus pouvoir la consoler.
Mieux valait se concentrer sur les choses pratiques, se remplir les méninges et préparer son esprit à ce qu’elle en attendait. Elle ira jusqu’au bout, à l’extrême limite de ses possibilités. Cette licence, elle l’aura ! Elle l’offrira à Tontine, et ensuite…
Serait-elle folle ? Envisageait-elle sérieusement aller plus loin, soutenir une thèse ? Enlever le doctorat ? Insensée ! Que pourrait-elle espérer d’autre que décrocher un poste dans l’enseignement ? Bien heureuse encore, à l’occasion, de participer à des fouilles en amateur !
Mais chaque chose en son temps !
Dans l’immédiat, l’heure tardive exigeait qu’elle se consacre à la période miocène de l’ère tertiaire, à l’apparition des tout premiers mammifères évolués et principalement aux mastodontes et autres Dinothérium.
Le feuillet égaré enfin déniché, elle se connecta à Internet, avec ce désormais familier sentiment d’excitation fébrile devant la formidable source d’informations rapides - et gratuites ! - ainsi mises à sa disposition, et activa un moteur de recherches sur le premier élément de sa liste.
L’important était de s’assurer de l’exactitude chronologique des détails de son exposé.
Quant à ses propres "Hier et Demain", ils attendront bien un peu !
[1] Des fouilles effectuées à Moustier ont exhumé les restes d’un homme de Neandertal