Claire se tenait, raide et immobile, très près du bord de la falaise qui domine la baie de Cassis. Une zone bien assez escarpée et friable pour inquiéter François, qui, désorienté par une froideur et un détachement inhabituels chez sa jeune amie, n’osait esquisser un geste pour l’en éloigner.
- Et maintenant, que vas-tu faire ? Se risqua-t-il enfin à demander.
« Faire… ? » Répéta-t-elle d’une voix détachée, toute droite face à l'étendue marine. Regard troublé sondant le cœur des flots sages et immuables, elle semblait les consulter, attendre d'eux la réponse adéquate à une question secrète, ou un conseil rationnel. Puis elle secoua doucement la tête et examina, pensive, le ciel qui suspendait des lambeaux de gaze purpurine sur le fil tendu de l’horizon.
- Je ne sais pas, reprit-elle… Réparer mes erreurs et ensuite…
- Quelles erreurs ? Tu n’es en rien responsable de la fourberie de Thomas ! En fait, tu devrais tenter de le retrouver et le contraindre à…
- Le retrouver ! Lui ? L’interrompit-elle. Alors que je voudrais oublier jusqu'à son existence ! Et l’obliger à quoi ? Quand comprendras-tu que, finalement, ce n’est pas à lui que j’en veux mais à moi-même ? De plus, le revoir ne me rendra rien, bien au contraire, et surtout pas le goût de vivre !
- Je pourrais t’y aider... si seulement...
- Si seulement... quoi ? Je ne t’ai pas appelé, je ne t’ai rien demandé... je n’ai nul besoin de toi, et je ne veux jamais plus attendre quoi que ce soit de quiconque !
- Je ne suis pas ton ennemi, tu n’as rien à craindre. Murmura-t-il avec tendresse.
Claire ne répondit pas, de nouveau songeuse. Peur de François ? Non, bien sûr... pas de lui, l’ami de toujours... Elle tendit les mains au-dessus du gouffre béant, ouvrit les doigts, libéra son offrande. Le tulle blanc, la couronne de fleurs d’oranger, deux cercles d’or, glissèrent, tourbillonnèrent. Symboles honnis livrés au caprice des rafales du Mistral qui la transperçaient et plaquaient contre son corps la précieuse étoffe d’une robe dont elle avait rêvé pendant des semaines, qui ne lui inspirait plus qu’horreur depuis quelques jours.
À qui pourrait-elle confier ce saugrenu sentiment de délivrance, presque indécent dans les circonstances actuelles ? Surtout après ces longues heures à patienter, au milieu de tous ces individus, de leurs coups d’œil d’abord intrigués, puis anxieux, enfin empreints de pitié pour quelques-uns, et d’ironie cruelle pour la plupart.
Thomas n’était pas venu ! Ce qui n’avait rien à voir avec la dérobade d’un individu qui, placé au pied du mur – ou plutôt de l’autel – aurait paniqué devant un engagement supposé "à vie". Non… seulement la logique conclusion à une grotesque et sinistre mascarade, résumée en quelques mots griffonnés, visiblement à la hâte, sur un bristol : "Pas pour cette fois-ci, Poupée, mais ne désespère pas, un jour qui sait ? Bonne chance."
Une manière aussi cavalière que brutale, sinon abjecte, d’en terminer avec elle. Ce dont elle était pleinement consciente, autant que d'un irrationnel désir d’en remercier malgré tout Thomas, regrettant presque de ne pouvoir le faire.
Elle était libre ! Libre, enfin ! Et jamais plus… plus jamais un homme ne la mènera à la même aberration !
Elle avait été aveugle et stupide - surtout stupide !-, refusant l’évidence... Pourquoi ne pas l’avoir fui, lui, avant ? Par ignorance ? Même pas !
Elle avait toujours su, pourtant, que les hommes se ressemblaient... tous ! Des menteurs, des tricheurs, des brutes égoïstes ! Elle devait admettre qu'elle était seule responsable de ce qui lui arrivait. Pour s’être pliée à une autorité détestable, une fois de trop, et avoir été crédule au point de s’être laissée guider. Car elle y avait cru, très fort ! Elle avait cru en Thomas ! En lui et en chacune de ses promesses, jusqu'à ce qu’il montrât son véritable visage.
Elle n’aurait jamais dû se taire, ni subir. Pour ne pas avoir su se battre elle lui avait permis de détruire son innocence. Mais il paiera un jour… lui ou un autre ! Quelqu’un, quelque part, devra payer pour cela. Elle saura bien prendre sa revanche !
- Claire...
- Laisse-moi, je n’ai nul besoin de sympathie, ni de la tienne, ni de celle de qui que ce soit... Je rentre !
- Viens, fais-le avec moi !
- Et ma voiture ? Non, va devant, je te suis.
- Vraiment ? Tu le feras ?
- Il faut bien que j’y retourne, soupira-t-elle.
Avait-elle une autre alternative ? Ses parents, les invités... Claire les imaginait sans peine ! Combien patientaient encore ? Et les frais engagés... les fleurs, une débauche de fleurs... les tables surchargées de nourriture... Du gaspillage... à l’image de sa vie... une vie pour rien...
Et les meubles qui attendaient d’être livrés, choisis avec ce qu’elle avait pris pour de l’amour. Était-il trop tard pour les décommander ? Sinon...
- Claire, tu sais ce que j’éprouve pour toi. Si tu le voulais, nous pourrions les réduire au silence.
Que suggérait François ? Clore le bec de ces idiots en l’épousant, lui ? Il divaguait ! Elle finirait par le haïr, et se mépriserait, tôt ou tard, pour avoir accepté.
Sachant qu’elle sortait enfin, par miracle, d’une situation qui lui avait complètement échappé, qui lui faisait horreur, comment pouvait-il supposer qu’elle prendrait le risque d’y replonger ? Même avec lui ! Comment l’aiderait-il ainsi ?
Elle se rapprocha davantage des lèvres avides du précipice, y poussa du bout du pied quelques cailloux, écouta le bruit de leur chute se répercuter dans l’air autour d’eux.
À moins que... lui, François, prétendît simplement profiter du désespoir dans lequel elle devrait se trouver pour obtenir d’elle… Elle rejeta cette idée hideuse, consternée, ne sachant ce qui l’écœurait davantage : lui, de l’imaginer ainsi ou elle, de le concevoir.
- Je ne veux que te protéger des railleries. Tu dois me faire confiance…
Confiance ! Ne connaissaient-ils que ce terme-là ? Et lui… qu’il les laisse rire, elle... elle ne les craignait plus.
- Je ne suis pas Thomas !
En effet, mais ne rien avoir en commun avec ce dernier ne suffisait pas... elle ne l’aimait pas… enfin pas d’amour, pas ainsi qu’il l’espérait...
Et ce ne sera pas de sitôt qu’elle se laissera de nouveau prendre au même piège. Elle ne permettra plus à un homme de détruire son univers… plus jamais ! Tous à maudire, à chasser de son avenir.
- Tu sais que je n’attends rien pour moi-même, mais... seulement le temps que tout passe, que tout s’oublie... te donner celui d’organiser ta vie, comme tu le voudras ! Tu resteras libre.
Claire refoula un sanglot. Son cher François ! Que lui faisait-elle ? Son ami ! La seule personne à qui elle pouvait se fier. Depuis toujours ! Déjà enfants… et il ne méritait pas de souffrir ; pas à cause de ce que, elle, même involontairement, pourrait lui faire subir.
- Dis quelque chose, ne reste pas comme ça... parle-moi !
- Pardonne-moi, François. Je... Laissons cela, je pars.
Il ne put rien pour la retenir, incapable de trouver les mots qui auraient su calmer la fureur froide qui la dominait. Contre elle-même et sa naïveté ? Uniquement contre Thomas ? Et comment lui révéler tout ce qu’il savait sur cette brute sans la meurtrir davantage, et surtout sans qu’elle lui en veuille.
L’annonce de ses fiançailles et de son prochain mariage avait détruit ses espérances. De la voir ainsi, il était prêt à accepter et endurer jusqu'à l’insoutenable, à tenter l’impossible pour qu’elle redevienne la jeune fille qu’il connaissait si bien. Mais il ne pouvait obliger Claire à s’y plier, bien moins à le désirer, elle aussi. Tout comme il ne savait plus si lui-même devait entretenir encore la moindre illusion.
Il sursauta aux plaintes d’un moteur maltraité. À quelques mètres de lui, la petite automobile blanche démarra à toute allure et se rua vers la dangereuse route de la Gineste. En s’y aventurant ainsi, son amie risquait le pire !
- Claire, attends ! J’arrive... Hurla-t-il ! Elle va trop vite ! Seigneur, elle est folle !
Tandis que François s’élançait à sa poursuite, Claire appuyait sur l’accélérateur, sans même s’en rendre compte. Elle avait le désir de faire mal, de blesser, et il fallait qu’elle se vide de la violence qui la faisait trembler.
Et sa robe... trop de blancheur... une pureté trompeuse... elle ne portera plus jamais rien de blanc... plus rien de la couleur du mensonge.
La nationale s’offrait devant elle, plus vite, encore, toujours. Des virages qu’elle abordait à une vitesse démente. Chez elle, là-bas, un autre homme devait s’impatienter... qu’elle soupçonnait furieux, pour lequel elle n’avait que mépris, haine parfois... son père...
Lui aussi... Comme les autres.
Il avait eu sa part d’aventures, il avait trouvé les moyens de faire taire sa femme, il avait su duper, se cacher, mentir, préservant par des pirouettes un semblant de quiétude dans son foyer tout en prenant ailleurs tout le bon temps souhaité.
Les larmes de sa mère, ses embarras, son amertume… Claire serra les dents : pas elle, jamais ! Rien d’aussi sordide pour elle, se jura-t-elle, dans les craquements d’un levier de vitesses malmené.
Elle se retrouva aux portes de Marseille... elle était allée trop loin, devait rebrousser chemin, reprendre la direction d’Aubagne, rejoindre Auriol où sa famille attendait... Sa famille ! Elle frémit devant l’ironie de ce terme.
Pour l’appliquer à deux individus pour qui elle n’existait pas, qui la toléraient au lieu de l’aimer, aux yeux de qui elle ne remplacera jamais ce « Fils » dont ils avaient tant rêvé avant d’apprendre que la nature ne leur accorderait pas d’autre enfant. Un père et une mère qui, après lui avoir durement fait comprendre qu’ils n’accepteraient de sa part ni échec ni médiocrité, se déclaraient satisfaits de ses aptitude à l’étude, de son travail, de ses résultats, des diplômes qu’elle accumulait… et qu’ils pouvaient fièrement exhiber devant leurs amis et relations moins bien lotis qu’eux avec leur progéniture.
L’étalage de la confirmation irréfutable de leur propre réussite !
Qu’avait-elle reçu en contrepartie de ces années d’efforts ? Rien ! Jamais ! Pas un mot de félicitation ou d’encouragement. Pas la moindre liberté, pas l’ombre d’un droit ! Rien, hormis la possibilité de s’exprimer au travers d’un emploi au sein de l’entreprise familiale, avec pour seule rémunération le règlement des frais relatifs à sa couverture sociale… sans tenir compte, pour ne pas être monnayable, de la satisfaction toute personnelle de s’y découvrir bien plus que compétente !
Combien de fois avait-elle sauvé la mise à son père ? De combien de mauvais pas l’avait-elle tiré ? Du fait d’une ambition autant démesurée que maladroite... D’impulsions incontrôlables, aux conséquences désastreuses si elle n’avait trouvé, à chaque fois, la bonne parade.
Les choix de son père !
Jusqu'à Thomas !
Le seul parti digne, à l’en croire, d’entrer dans le cercle familial... En raison, sans doute, de l’aisance financière qu’il affichait et des deux entreprises lui appartenant. Un moyen pour son géniteur de consolider la sienne... ou de lui donner un nouvel essor. Une belle réussite !
Elle pressa plus fort la pédale sous son pied droit, roula plus vite. Comme pour fuir à jamais ces visages après les avoir abandonnés sur un bord de route… et s’en éloigner jusqu’à les y oublier.
Autant qu’elle voudrait se fermer à hier et ne plus penser qu’aux lendemains.
Demain… tous ces demains à naître ! Elle allait avoir du temps pour organiser son avenir. Quinze longues journées ! La durée prévue pour un voyage de noces et l’installation dans un nouvel appartement.
L’appartement ! Elle n’y pensait plus à celui-là... il lui restait sur les bras !
S’il était besoin d’une énième preuve de sa stupidité… les documents étant établis à son nom, elle devra en assumer les charges. Y vivre ? Pas question, pas après ce qu’elle y avait subi...
Hoquetant de dégoût, elle se réfugia derrière ses paupières crispées, closes sur ces images d’un passé terni… Pour ne plus les voir… ou… disparaître, sans que rien d’elle ne persiste, sans que nul n’en garde la moindre souvenance… ou pour se convaincre que tout cela n’était qu’un affreux cauchemar, qu’elle allait émerger d’un profond sommeil, remonter le temps, renaître avant la première blessure, effaçant ainsi de son corps toute souillure !
Un son strident déchira ses tympans, la ramenant brutalement à une réalité abhorrée et… Le feu ! Le feu était rouge ! Freiner ! Elle devait freiner ! Pied déjà à l’ouvrage, dans un geste réflexe, alors que, devant les roues hurlantes de son automobile, à quelques centimètres à peine du capot surbaissé par l’effort, une masse bleue déviait, s’écartait, l’évitant de justesse, ralentissait enfin, jusqu’à s’arrêter.
Claire, hagarde, fixait les portières du véhicule, pas même soulagée devant l’homme qui en jaillit, indemne, bien plus inquiète lorsqu’il en fit descendre deux enfants en pleurs.
Ils étaient si petits, si fragiles ! Et c’était elle, elle et sa folie qui étaient à la source de leur frayeur !
Tétanisée, l’esprit détaché d’un corps insensible aux mains inertes, à la bouche âpre d’une nausée à la saveur amère, la jeune femme détaillait de très loin, d’ailleurs, presque de l’inconscience, la scène d’un présent auquel elle n’appartenait plus. Où évoluaient ces êtres inconnus, qui n’étaient en rien responsables de l’effondrement de sa vie ! Des êtres qui avaient droit à leur destin.
À quelques dizaines de mètres, la silhouette sombre s’accroupit, tâtant les membres des enfants tout en les consolant tendrement avant de les aider à reprendre leur place à l’intérieur de l’habitacle... un ange maléfique, tout de noir vêtu, qui se dressa jusqu'à masquer l’horizon au regard opaque d’une statue de marbre froid, doigts figés sur un cercle de cuir.
Elle devait... bouger et s’extraire d’un siège, quitter la fausse sécurité d’un siège et… elle s’immobilisa ventre noué, et se plia sous la douleur.
Et la peur...
Devant un individu qui n’exprimait que fureur et violence... et si grand... si fort... Trop... bien trop pour qu’elle put espérer s’en défendre.
Elle devait… commander à ses membres, faire un pas... un seul... et s’en trouva libérée, et reprit le contrôle de son corps... encore un... et elle s'appliqua à ordonner ses pensées... Cela ne pouvait être grave... il ne le fallait pas... pour eux tout allait continuer... tout était encore possible...
Un bruit de moteur… des grincements de freins, de pneus dérapant sur les broussailles de l’accotement ? Claire soupira. François... François était là !
Qui se tenait déjà près d’elle, lui prenait la main, s’inquiétait... Lui, il allait lui dire ce qu’elle devait faire ! Il saura l’aider, la protéger... il allait...
- Claire, ça va ?
- Je crois que... j’ai failli les tuer...
- Tu vois bien qu’ils n’ont rien.
- Tu en es sûr ?
- Oui, ils ont eu plus de peur que de mal... Éloigne-toi...
- Où ? Où veux-tu que j’aille ? Regarde... Je ne peux pas fuir... c’est...
- Il ne s’est rien passé, il n’y a aucun blessé, et tu ne fuis rien, tu entends ! Je me charge de lui expliquer que tu n’es pas bien.
Pas bien ? Où était le bien ? Elle n’avait jamais fait de mal à personne...
Et cet homme ! Il était si près ! Bien assez pour planter dans ses yeux écarquillés de terreur, un regard glacé de colère.
Sans le réaliser, sans le vouloir, Claire fit un pas en arrière, puis un autre. Rester ? Elle ne le pouvait pas. Encore un qui allait la torturer, lui arracher jusqu’au dernier semblant de dignité... Lui aussi, après son père, après Thomas, il allait se servir de sa force contre elle. Bien davantage qu’elle ne pouvait en supporter...
Elle sursauta devant le bras tendu, se déroba sous la main prête à agripper son poignet.
- Pardon...
Un mot, péniblement articulé par ses lèvres au goût de parchemin, avant de se réfugier dans sa voiture, de reprendre la route, cordon d’asphalte brouillé par les larmes, laissant François affronter seul la rage de l’inconnu.
- Qui est-ce ? Demanda l’homme.
- Est-il vraiment indispensable de vous le dire ? Temporisa François. Laissez-la en paix, elle est…
- Quoi donc ? Folle ? Irresponsable ? Lâche ?
- Que savez-vous d’elle pour la juger méprisable et inconsciente ?
- Elle est partie, non ? Sans même s’inquiéter de la conséquence de ses actes !
- Non, ce n’est pas ça… murmura François.
Comment ce type pourrait-il comprendre ?
- … je suis navré de ce qui est arrivé, reprit-il plus fermement.
- Vous n’y êtes pour rien.
- Oui, je l’ai incitée à partir, sans moi, elle serait là… Reconnaissez que, finalement, il n’y a rien ici de bien grave ! Pas même de la tôle froissée !
Rien en tout cas qui justifiait une telle hargne. Ce n’était, après tout, qu’une maladresse, un moment de distraction, de ceux qui arriveraient à n’importe qui… à lui, à eux… et heureusement sans conséquence dans le cas présent.
Tandis que, Claire, seule avec sa souffrance, son angoisse, sans quelqu’un pour la réconforter alors que sa vie entière avait basculé, qu’elle endurait le pire.
Mais, cet homme ! Que pourrait-il en savoir! Il ne l’avait jamais approchée, il ignorait quelle rare personnalité elle abritait ! Oui… Autrefois, il n’y avait pourtant pas si longtemps, quelques semaines à peine, elle était encore « sa petite Claire » gaie et volontaire, chaleureuse et sensible. Mais qui était désormais à bout de résistance, sur le point de se briser !
François s’agaçait, il perdait du temps alors que l’important était de la rejoindre, de la préserver.
- Excusez-moi, je dois y aller, je crains pour elle.
- Peut-être fallait-il vous en préoccuper avant de la blesser à ce point.
- J’aimerais être la cause de tout cela, rétorqua-t-il amèrement. J’aurais alors la possibilité de tout effacer. Je vais vous donner mes coordonnées...
- C’est inutile ! Ainsi que vous l’avez justement souligné, il n’y a ni dégât ni blessure. Mes neveux sont seuls et j’ai assez perdu de temps avec ça… quant à votre amie… Est-elle vraiment désespérée ?
- Davantage que vous ne le supposez.
- Alors, dépêchez-vous et rattrapez-la avant qu’elle ne provoque effectivement un accident. Elle n’est pas loin, je la vois d’ici. Je crois qu’elle vous attend ou du moins, pour le moment, elle s’est immobilisée là-bas… sur le bas-côté.
- Merci... je suis désolé... pour tout. Adieu.
L’homme s’écarta de la route, s’effaçant devant le véhicule qui s’élançait à la poursuite de cette femme.
Désespérée ? Que connaissait-elle d’un désespoir véritable ? Les deux enfants, qui l’attendaient à deux pas, en savaient à ce sujet bien plus que cette imprudente en robe blanche.
Blanche ? Sa sœur, sa toute petite. C’était impossible, un cauchemar... Blanche et Roger ! Disparus, tous deux, si jeunes. Réduits à des corps disloqués, par un autre fou, plus loin, sur cette même route, dans des conditions pratiquement similaires. Désormais, l’important c’était les gosses... il devait les rassurer, les éloigner, les emmener loin de tout cela... très loin, au calme, dans son coin perdu, hors d’atteinte de chauffards assassins.
Deux fois, en quelques jours, la même frayeur… c'était trop ! Il se hâta de les rejoindre… Bientôt, quelques heures seulement, et ils pourront revenir à la vie. À la joie.
Il jeta un coup d’œil en arrière, malgré lui, à cause... d’un regard qu’il n’avait pas su déchiffrer, d’un cri plus fort de n’avoir pu naître, ou qu’il n’avait pas voulu entendre, une prière à laquelle il était resté sourd.
Il observa les carrosseries sous les lueurs d’incendie du crépuscule, plissant les paupières pour mieux voir… les deux silhouettes, l’une soutenant l’autre. C’était mieux… et… Non... Celle en robe blanche, qui s’affaissait... que l’homme soulevait... emportait... Plus grave qu’il ne le croyait...
Et il s’en voulut. Trop pris pas la colère, il n’avait pas su traduire la douleur sur le visage de cette fille.
Ce n’était pas uniquement de la peine mais également une terreur réelle, profonde, qu’il avait sans doute accrue. Et autre chose aussi... qui déclencha en lui un étrange sentiment de malaise. La bizarre impression d’avoir assisté - et participé ? - à la disparition d’un quelque chose de précieux... une flamme vacillante, fragile, qui aurait expiré devant lui. Quel gâchis !
Et ces yeux… les évoquer seulement et il regrettait son emportement. Deux lacs d’eaux profondes, opaques d’une tristesse de ciel de tourmente...
Ces yeux... S’il pouvait revenir en arrière... prendre le temps d’écouter, de comprendre et de... de quoi donc ! Il s’égarait... pourquoi s’inquiétait-il !
Ça lui passera, les chagrins passent, cette jeune femme oubliera.
Elle, comme chacun...
Comme ces deux enfants qui déjà lui souriaient.