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PrÉSentation

  • : La Page de Reginelle
  • : Ce blog est une invitation à partager mon goût pour l'écriture, à feuilleter les pages de mes romans, à partager mon imaginaire. Des mots pour dire des sentiments, des pages pour rêver un peu.
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Texte Libre

Création d'un FORUM
 
Naissance du forum "Chaque être est un univers", ici à cette adresse :
 
 
Créé en collaboration avec Feuilllle (dont je vous invite à visiter le Blog – voir lien dans la liste à gauche). Tout nouveau, il n'y a pas grand-chose encore, tout juste référencé... il ne demande qu'à vivre et à grandir. Chacun y sera le bienvenu.

Et puis, j'ai mis de l'ordre dans les articles, au niveau de la présentation... ça faisait un peu fouillis ! Quoique… je me demande si c'est mieux maintenant ! On verra bien à l'usage.
Alors maintenant, voyons ce que ce Blog vous offre :

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3 novembre 2007 6 03 /11 /novembre /2007 15:14



           J'sais que je suis vivant, je le sais ! Quand mes yeux se posent sur le miroir fendu et terni pendu juste face à mon lit, j’les vois… ils sont là : deux éclats de vie .
            Oui, je suis sûr qu’ils existent puisque je les vois ! Et j’les  regarde, mes éclats de vie. Ils m’observent, eux aussi, et ils bougent, ils me poursuivent sur la glace piquetée. J’voudrais jamais les perdre mais ils me quittent quand même, retenus à l’opaque du cadre déglingué ! Ce miroir, il est pareil à la mare boueuse qui s’étale au beau milieu du jardin potager. Mes « éclats de vie », ils sont pareils aux points lumineux qui dansent quelquefois sur les reflets graisseux de cette eau sale. Qui glissent de zébrure verte en zébrure bleue, se perdent dans un trou noir, s’en échappent, courent, ricochent et se font happer par l’ombre vorace qui hante les touffes d’herbes jaunes des bords.
         Alors, je regarde fixement, bien devant moi. Et je les retiens, mes « éclats de vie », tellement, qu’ils n’arrivent pas à se dégager pour aller se balader ailleurs. Et puis c’n’est pas la peine, ailleurs, y a rien à voir ; et de toute façon, même si y’avait quelque chose, ils sont pas assez brillants pour éclairer la nuit.
        J'aime pas la nuit… Parce que même en ouvrant les yeux très grands, le plus que je peux, si fort que, des fois, je crois qu’ils se déchirent presque aux coins, j’y vois rien.
        La nuit, elle se colle sur tout, elle s’installe autour de moi, et elle est tellement là que je sais plus où commence le chemin pour m’enfuir.
        La nuit, elle me fait peur ! Elle vient lentement, en silence, surtout en silence, et c’est ça qui m’énerve. Mais moi, je dis à la nuit qu’elle m’aura pas, même si j’suis pas grand, même si j’ai pas beaucoup de forces.
            Le jour, lui, il s’annonce. Y a plein de bruits qui se réveillent avec la lumière.
            Tiens, dans le couloir : d’abord c’est les pantoufles de Cutie qui se traînent ! Et elles claquent, et elles soupirent à cause des pieds énormes qui font craquer leur tissu dégueulasse ; ensuite il y a le bruit de l’eau. Trois fois qu’elle la tire, Cutie, la chasse d’eau ! Comme ça elle est sûre d’embêter tout le dortoir. Mais elle se goure, moi, je suis content quand je l’entends, parce que je sais que c’est le matin et que j’ai encore gagné !
            Et après c’est le grand portail qui s’ouvre. J’sais pas pourquoi, ni pour qui, mais il s’ouvre et il grince ! Comme si ça le dérangeait qu’on le bouscule. Il est presque arraché du mur, sur un côté, et il pend drôlement ! Sûr qu’un jour, il va se péter ! Faudrait y mettre la Cutie dessous : une belle crêpe que ça ferait ! Toute plate, avec de gros orteils qui dépasseraient de dessous la tôle tordue.
            J’aime pas Cutie, elle arrête pas de nous gueuler dessus ! Et un jour... Un jour... Quand je serai grand, plus grand qu’elle, je lui mettrai mon poing en plein milieu de la grosse vague qui ondule sur son ventre. Pareil qu’elle a fait à Olivier. Et elle pleurera ! Ça oui, elle pleurera, comme lui, et encore plus que lui.
            Je déteste Cutie comme j’aime pas la nuit ; elles se ressemblent toutes les deux, toutes noires, et je peux jamais les éviter, je peux pas les empêcher d’approcher.
            Et y a le vieux Timothée ; il tousse tout le temps en poussant le chariot des poubelles. Paraît qu’il finira pas l’année, mais il le dit depuis que je suis arrivé, alors...
            Je veux partir d’ici ; ils disent que c’est pas possible, qu’y a personne pour moi dehors. Je sais que c’est pas vrai, ils sont tous des menteurs. Je crois que c’est eux qui veulent pas que je parte, ils veulent pas que je sorte. Mais je suis plus fort qu’eux, moi, je m’en irai un jour... Il faudra bien que je m’en aille. C’est eux qui vont crever ici, pas moi ! Eux, ils sont obligés de rester là.
            Et Cutie, et Timothée, et le Dirlo tout con avec ses cigares puants, et cette sorcière de cuisinière ! Les grands, ils disent qu’elle garde tous les bons morceaux pour elle. Elle peut les bouffer tant qu’elle veut, moi, j’ai pas faim, j’ai plus jamais faim. Mais quand je sortirai d’ici...
            Quand je sortirai d’ici, j’aurai des gâteaux tous les jours, avec des lacs de crème, et des montagnes de glace, et des rivières de sirop, des sirops à tous les parfums... À la menthe verte, à la groseille rouge, et à l’anis bleu... Et celui qu’a un goût d’amande, et qui est blanc comme du lait ; maman en achetait rien que pour moi. C’était maman et je ne sais même plus comment il s’appelle... Mais y a si longtemps que je suis là ! Y a tout qui s’embrouille dans ma tête.
            Encore un peu ! Il faut que je tienne encore un peu. Si je ferme les yeux, la nuit va s’installer à ma place, et je vais tomber dans le trou noir qu’elle creuse partout où elle se pose, et je vais plus savoir comment revenir.
            Les grands, ils s’en vont. Le soir, ils sont là, ils ont l’air un peu triste, même qu’on croit qu’on les dérange quand on leur parle, et le matin, ils y sont plus. Mais ils disent pas où ils s’en vont. Y doivent pas avoir le temps... Ou y savent pas... Ou on leur dit pas...
            C’est parce qu’ils sont grands ; les petits - les plus petits que moi - ils partent pas sans qu’on le sache, et ils sont contents, et ils s’en vont pas tout seuls : des gens viennent pour eux. Je le sais parce que je les ai vu arriver et comment ils partaient…
            Oui... Y a des gens qui viennent, et le Dirlo les emmène dans son bureau... Et puis Cutie elle va en chercher un, un des plus petits, et il s’en va avec eux...
            Olivier il croit que c’est comme ça que les vieux ils font pour être papa et maman, et qu’il a tout compris : les grands, ils doivent partir parce qu’ils sont presque comme les vieux qui viennent ; et il dit qu’il faut pas qu’on grandisse trop vite, sinon on va se faire repérer et ce sera notre tour.
            Il sait pas ! J’ai bien essayé de lui expliquer qu’un bébé ça arrive dans le ventre d’une maman, et qu’il commence à grandir tout près de son cœur, et que c’est pour ça qu’une maman ça aime tellement. Mais il a dit que je suis fou et que je raconte des histoires parce que je me rappelle plus quand mon papa et ma maman sont venus me choisir... Avant... Avant quand j’étais plus petit.
            Si maman était là, elle saurait lui montrer, elle lui ferait sentir comment une petite sœur ça bouge fort... J’ai vu, j’ai touché, moi !
            Et combien elle riait avec papa... Papa et maman... Avant qu’ils s’endorment dans la voiture cassée... Je veux pas dormir... Pas avec la nuit...
            Et je veux pas que des inconnus m’emmènent n’importe où ! Et je vais grandir, et qu’ils le voient ou pas : je m’en fous !
            Quand je serai prêt, quand je serai assez fort, je filerai sans qu’ils s’en rendent compte !
            Pourront toujours courir pour me rattraper ! Je m’entraîne tous les jours et c’est moi le plus fort !
            Ils pourront pas m’avoir... Pas moi !

 

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3 novembre 2007 6 03 /11 /novembre /2007 15:13



          Face au miroir embué, Charlotte s’appliquait à capturer le poil importun qui gâtait la douce ligne de son sourcil droit. Elle refermait adroitement sur lui les fines pointes d’une pince lorsqu’elle sursauta au claquement de la porte d’entrée. Elle s’empressa de déraciner le récalcitrant et, satisfaite, adressa un clin d’œil complice à son nébuleux reflet.
      Le temps de quelques vigoureux coups de brosse pour animer d’éclats dorés le noisette tendre de sa chevelure, d’autres plus doux pour lisser en vagues soyeuses quelques mèches rebelles, et elle se tourna, souriante, vers l’homme qui avançait nonchalamment vers elle.
- Bonsoir, Jacques… Désolée, je suis en retard !
- Ce n’est rien, lui assura-t-il avant de déposer un léger baiser sur les lèvres offertes. En revanche, tu as encore oublié de donner un tour de clé… Chérie, un de ces quatre matins…
- Je t’attendais… Et puis que pourrait-il m’arriver à des kilomètres de la civilisation ? Ironisa-t-elle finement tout en se dégageant de la tendre étreinte masculine. Donne-moi encore cinq minutes ! Où allons-nous ?
- Curieuse ! Tu le sauras en temps voulu.
            Leur dernière soirée avant longtemps. Leur dernière tout court, peut-être. C’était tellement long six mois !
            Elle secoua la tête, refusant de se laisser aller à la moindre pensée grise, et ouvrit grand les deux battants de l’armoire, dans laquelle elle fureta un instant, nez plissé et moue indécise.
- Jeans et baskets ou jupe et escarpins ? Finit-elle par demander.
- Ce que tu veux, cela n’a aucune importance.
- Voilà qui se complique ! Murmura-t-elle un peu agacée devant le haussement d’épaules de son compagnon soulignant une totale et sincère indifférence quant à sa tenue vestimentaire.
            Qu’à cela ne tienne ! Rien de mieux que la soie flamboyante d’un chemisier aux teintes fondues d’une grenade mûre pour raviver le bleu délavé d’un jeans, et... Ces sandales rouges ! Elle les avait oubliées, elles feront l’affaire, histoire de leur offrir une balade.
- Ça y est, j’suis prête ! Ça ira ?
- Tu es… parfaite !
            « C’est déjà ça ! » Pensa-t-elle en attrapant son sac.
- Merci ! Allez, on se dépêche, ! Le bouscula-t-elle, joyeusement… je meurs de faim !
            Il allait partir, bientôt elle ne l’aura plus près d’elle ; il était déjà presque sorti de son univers, déjà ailleurs.
            Pendant qu’il verrouillait prudemment la porte derrière eux, elle se tint, immobile et frissonnante, au bord des marches qui menaient au jardin.
            C’était l’heure qu’elle aime, celle où tout ce qui court et qui vole se calfeutre dans la sécurité de terriers invisibles et de nids inaccessibles. Cette heure particulière où tout ce qui chante et qui bourdonne s’accorde à céder la place au silence, sinon quelques stridulations d’insectes distraits ou abusés par un ultime rayon de soleil trop zélé. Espace intemporel durant lequel la nature reprend son souffle entre deux battements, entre deux vies, aux derniers soubresauts d’un jour réticent à s’éteindre face aux premières ombres, éclaireurs éthérés d’une rivale nocturne en attente.
- Regarde, Jacques ! Dit-elle en chuchotant inconsciemment. La nuit va être belle, respire comment elle sent bon !
- Oui... Lui accorda-t-il avec un sourire indulgent. Si je te dis : musique ?
- Musique ? Répéta-t-elle, surprise par la nouvelle orientation qu’il donnait à leurs propos. Objection ! Se reprit-elle très vite. C’est trop vague. Ça pourrait évoquer aussi bien un merveilleux concert que... Que l’accordéon torturé du fils de tes voisins.
- Et t’infliger un pareil supplice ? Je n’aurais pas cette cruauté ! Objection accordée, et je précise : guitare.
- Flamenco ?
- Un point ! Si j’ajoute Tapas ?
- L’Auberge Espagnole !
- Gagné ! Je le savais : c’était trop simple !
            Surtout sans surprise, l’un des trois restaurants où ils se rendaient régulièrement. Un lieu qu’elle appréciait mais trop connu, où ils risquaient de retrouver des amis et devoir partager ainsi, avec d’autres, leurs dernières heures.
Elle était stupide ! Quelle importance, un endroit plutôt qu’un autre. Ils dîneront, boiront un ou deux verres, danseront peut-être aussi ; et puis il l’emmènera chez lui, ils parleront, ils s’aimeront, et il la ramènera chez elle et ils se diront « à bientôt ».
            À quand ?
            Combien de jours, de semaines ? Combien de temps faudra-t-il à l’absence pour dissoudre un manque, tiédir un désir, estomper un souvenir, distraire une promesse ? Et Jacques qui semblait aussi heureux qu’un gosse ! Il avançait dans la vie tranquillement, sans secousse, un pas après un autre, jalon après jalon. Il construisait son existence, terrassier laborieux et obstiné d’une destinée sagement dessinée, avec précision : méticuleusement.
            Cela avait l’air tellement facile pour lui ! Seulement en apparence, sûrement, mais quand même… Cet avenir planifié…
         Elle le regarda, souriante, pendant qu’il lui ouvrait la portière. Il était gentil, et amusant, et patient. Tellement que… Elle se crispa un peu, mal à l’aise devant l’image qui se dessinait en elle d’un Jacques tellement tout cela qu’il en était… « commode » ! Que lui prenait-il, ce soir ? Elle eut l’impression de lui dire adieu, avant l’heure.
- Chérie, et le chantier ? Où en est-il ?
- Quoi ? Oh... Je n’en sais rien. La maison est pratiquement achevée, je crois.
- Tant mieux, et bien que cela te déplaise, je suis heureux de savoir que, désormais, tu ne seras plus autant isolée.
            Pourquoi ne pouvait-il admettre le fait que c’était surtout cela qui l’ennuyait ? Si seulement ces nouveaux venus avaient décidé de bâtir leur demeure de l’autre côté du bosquet, elle aurait pu faire abstraction d’un voisinage non souhaité.
            Et quelle idée absurde de clôturer la propriété : elle allait devoir faire un énorme détour à chaque fois qu’elle aura envie de se rendre sur les bords de la Glueyre. Avant, en coupant à travers bois, elle n’en avait que pour quelques pas, mais désormais...
            Pourquoi Jacques l’emmenait-il aussi loin ? Une heure de route et de mauvais virages, jusqu'à Privas, autant pour en revenir. À moins qu’il ait décidé de la garder près de lui toute la nuit, de ne la reconduire que le lendemain matin. Un détour sur le chemin du départ.
            Et finalement elle ne le désirait pas vraiment.
            Mais comment pourrait-il comprendre ?
        Elle voudrait que les prochaines heures soient ordinaires, semblables à celles d’hier, alors qu’il s’efforçait de les rendre particulières, comme s’il était nécessaire de donner un plein relief à leur séparation.
            Mais il était vrai que, pour lui, il ne s’agissait que de cela.
            Il ne pressentait rien, il ne devinait pas.
            Tout au long de ces derniers jours, depuis l’annonce de son départ, il n’avait rien décelé d’inhabituel, satisfait de la retrouver à chaque fois égale à elle-même. Pas de tristesse, aucune amertume, pas même l’ombre d’une inquiétude.
            Et c’était justement cela qui n’était pas normal.

 

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3 novembre 2007 6 03 /11 /novembre /2007 15:12



            Qu’est-ce que ça veut dire un placement dans une famille ?
            Quelle famille ?
            Dans une famille il y a le grand-père et la grand-mère, le père et la mère, le frère et la sœur. Et j’en ai une pour chaque jour de la semaine : j’ai pas besoin d’en avoir une de plus !
            Un jour, j’ai perdu le grand-père horloger. Olivier, il a dit comme ça que, quand quelqu’un disparaît, c’est qu’il est mort. Alors on lui a fait un beau… un « bel » enterrement avec de la musique, et des fleurs. Mais j’ai été bien embêté quand je l’ai retrouvé, le grand-père ! J’ai pas encore osé le dire à Olivier, déjà qu’il croit aux fantômes !
            Hier, j’étais dans ma famille plombier et j’ai aidé papa à faire des soudures sur de gros tuyaux de cuivre. Des soudures bien solides, bien nettes, et tout bien comme il faut. Ce qu’il a été fier de moi !
            Aujourd’hui, le grand-père de ma famille boulanger m’a montré comment tenir une grande pelle de bois. C’est une pelle rigolote, toute plate, et c’est pas facile de sortir le pain du four avec ! Mais c’est parce qu’elle est plus grande que moi.
Tout à l’heure, avec grand-mère boulanger, j’apprendrai comme on fait de la pâte et ça, je devrai bien faire attention, pour bien m’en rappeler parce que demain...
            Demain, chez ma famille paysan, avec ma sœur, on ira ramasser des pommes, et avec la pâte de ma famille boulanger, nous ferons une énorme tarte, et des beignets ! Et s’il reste encore des fruits, nous en ferons de la compote ! Bien plus bonne que celle que Cutie nous sert à chaque repas.
            Une que j’aime pas trop, c’est ma famille boucher, mais je l’ai alors faut bien que j’y aille de temps en temps ! Papa a de grosses joues, trop rouges, et avec ses grands couteaux, il me fait un peu peur. Et maman boucher, elle n’arrête pas d’arracher les plumes de tous les poulets qu’elle attrape.
            Faut dire que dans le hangar, tout au fond du jardin, y a les poules du vieux Timothée. Faudrait pas qu’elle les voit sinon ça me ferait des histoires !
            Et les poussins ! Y a aussi des poussins, de petites boules d’or vivant, avec des plumes minuscules et douces et légères... Légères comme des baisers, et quand je les glisse sous mon tricot, tout contre ma peau, ils sont aussi chauds que des caresses.
            Dans le hangar y a aussi mon auto ! Et c’est ma famille mécanicien qui s’en occupe. Mais elle a le temps, je suis encore trop petit, j’arrive pas encore à toucher les pédales. Et un jour... Oui, un jour ! Bon, y a quand même du boulot ! Beaucoup de boulot… mais faudrait pas qu’ils perdent trop de temps non plus.
        Et juste derrière y a ma famille maçon qui refait le mur qui encercle ma prison. Je la confonds un peu avec l’autre, celle qui est dans la boulangerie, à cause du plâtre. Le plâtre c’est comme de la farine. Et ils se ressemblent tellement : En dessous de cette poussière blanche, ils ont tous la même tête ! Et j’attends ! J’attends qu’ils aient fini, parce qu’ils m’ont promis de faire une porte, une porte que pour moi : une porte invisible !
        Et il faut pas que je sois pressé : c’est dur de faire un truc pareil !
            Mais j’aime bien ma famille horloger, celle du grand-père mort qu’est pas mort. À cause des pendules accrochées aux murs. Y en a pas deux de pareilles. C’est comme dans Pinocchio ! Et mon grand-père horloger, il ressemble beaucoup à Gepetto : il a les mêmes lunettes rondes qui cachent des yeux qui pleurent toujours un peu. Pardi ! J’ai toujours pas dit à Olivier qu’il est encore vivant, alors, le grand-père, ça doit drôlement l’inquiéter... Des fois qu’il le serait plus sans le savoir !
            Et Pinocchio ! Un petit pantin de bois qui est allé jusque dans le ventre d’une baleine. Si lui a pu faire ça, alors moi, je pourrais... Je pourrais peut-être... Oui... Peut-être...

 

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3 novembre 2007 6 03 /11 /novembre /2007 15:11



            - Marraine ? Je peux ?
- Bien sûr... Entre ! De toute façon tu es là, non ?
- Ça fait plaisir ! Je vois que le médecin ne s’est pas trompé : tu vas beaucoup mieux !
- Un idiot qui ne comprend rien à rien ! Et mes pommes ? Toujours accrochées aux branches ?
- Sauf celles qui ont préféré faire un tour au ras du sol. J’ai demandé au Baptiste de s’en occuper.
- Donne-lui une bouteille d’Eau-de-vie, mais pas une des vieilles, une de l’année dernière. Et seulement quand il aura fini !
            Au cas où il la viderait avant d’achever son travail. Sacrée bonne femme !
- Pour les châtaignes, c’est terminé.
- Combien ?
- Je ne sais plus... Une vingtaine de sacs pour la parcelle du bas, et quarante-cinq pour celle au-dessus de la Glueyre. Il faudrait abattre deux arbres, ceux à l’entrée du clos, ils ne donnent rien et...
- Non, ceux-là, tu ne les touches pas ! Alors seulement soixante sacs ? Bien la peine de se casser les reins pour les remplir ! Belles ?
- Oui...
- Pour ce que tu y entends ! Rien ne se fait comme je le veux... Il faut que je sorte d’ici ! 
- Justement, tu le peux et c’est ce qui m’emmène si tôt. Que dirais-tu de... De t’installer quelques jours chez moi ?
- Avec toi ?
- Ben… du fait que je n’ai pas l’intention de quitter ma maison, tu devras t’y faire !
- Tu ne retournes pas à Montélimar ?
- Non.
- Ah ! Et le Jacques ?
- Il t’embrasse.
- Ouais ! Et quand allez-vous vous décider à régulariser votre situation ?
            Lui dire qu’il était parti ? Qu’elle n’en ressentait aucune tristesse ? Que, quelque part, elle en était comme soulagée ?
            Charlotte détourna le regard, le laissant se perdre plus bas, dans la cour centrale de l’hospice, glisser sur des silhouettes voûtées, des cheveux blancs, des vieillards, des êtres à la fin de l’existence, et d’autres aussi, jeunes encore mais déjà brisés, les yeux vides et ternes. Des malheureux…
        Pourquoi ? Ils semblaient pourtant presque satisfaits de leur univers.
            Il suffisait de les observer.
            En arrivant, tout à l’heure, elle avait croisé Georges, un compagnon d’enfance, et rien en lui, autrefois, n’aurait permis de supposer qu’un jour il allait se trouver là, seulement inquiet de manquer de papier et de couleurs.
            Il y avait Baptiste, toujours souriant, prêt à se dévouer pour rien, refusant de recevoir la moindre somme d’argent en échange de ses services. À croire que le fait de toucher un billet de banque ou des pièces de monnaie le répugnait, n’acceptant que quelques paquets de cigarettes, des terrines de sanglier ou de chevreuil, des bocaux de confiture, et, à l’occasion, une bonne bouteille de vin ou d’alcool de pommes ou de cassis... Le tout fait maison !
            Et Paul, assis des heures entières sur le muret qui longeait la route, regard tourné vers un monde invisible, celui qu’il portait en lui. Et pourtant, à chaque fois qu’ils se rencontraient, il lui racontait des histoires nouvelles... Des souvenirs de chasse et de pêche. Pour la pêche, il connaissait les meilleurs coins, et les lui livrait, l’un après l’autre ; et il savait, bien à l’avance, comment le temps allait changer.
            C’est lui qui lui avait conseillé de cueillir les pommes. D’après lui, encore quelques répits de soleil, et ensuite il en sera vraiment fini du beau temps ; à l’en croire, l’hiver était déjà là, en embuscade, et il devrait bousculer l’automne, dès les prochains jours. Et celui-là sera rude.
            Ces versants flamboyants, de jaunes, de roux, de verts tendres et sombres, ces murs échevelés de fougères fragiles ou ensanglantés de vigne pourpre : combien de temps avant qu’ils ne s’emmitouflent dans les replis d’un manteau blanc ?
            Et sa rivière ? Combien de temps avant qu’elle ne se taise, muselée par un étau de glace ?
- Alors ? Tu es venue pour moi ou bien... Qu’est-ce que tu regardes ?
- Rien... Georges avec ses crayons... Et Paul... Toujours sur son morceau de mur.
- Des malheureux qui n’ont plus toute leur tête !
            Et voilà, pour elle aussi.
- Peut-être, c’est une façon de voir.
            Que leur avait fait la vie pour qu’ils se retrouvent là ?
- Pour en revenir à Jacques...
- Nous aurons le temps d’en parler. Dis-moi plutôt ce que tu penses de ma proposition.
- Tu comptes rester jusqu'à quand ? Jusqu’aux premières neiges ?
- Plus longtemps que ça. Je verrai. Alors ?
- Eh bien, je ne sais pas... Et qui va se charger des bêtes ? Il y a tellement de choses à faire chez moi !
- Je continuerai à m’en occuper. Après tout, il n’y a qu’un pont à traverser pour aller d’une maison à une autre.
- Plus maintenant.
- Oui, c’est vrai ! J’avais oublié. Aussi quelle idée de vendre ce terrain sans m’en parler !
- J’avais besoin d’argent pour refaire le toit et...
- Nous aurions pu nous arranger. À la limite, je te l’aurais acheté !
- D’abord, c’était au-dessus de tes moyens, et ensuite : j’aurais eu l’impression de te monnayer ton héritage !
- Alors, là, je rêve ! Et où est cet héritage maintenant ? Mais le pire dans cette affaire, c’est qu’en agissant ainsi tu me prives d’un accès direct à la rivière !
            D’ailleurs, tout était en place déjà : en passant devant la maison, elle avait vu des pieux solidement plantés et des hommes déchargeant des rouleaux de grillage. Joli panorama qu’elle allait trouver en rentrant chez elle !
            Et les moutons ! Quel chemin allaient-ils emprunter dorénavant pour retrouver leurs prés. Ils devraient arriver d’un jour à l’autre, les anciens du village avaient déjà ramené les leurs. Le Claude n’allait plus tarder à suivre. Mais lui, il était toujours le dernier à descendre. Il disait à qui voulait l’entendre que, là-haut, il était plus près du ciel et qu’il profitait que les autres étaient partis pour discuter en tête-à-tête avec le Bon Dieu !
            Comme si ce dernier n’était là que pour lui !
- Bon, je dois y aller.
- Qu’as-tu de si urgent à faire ?
- De la pâte de coings. Ils doivent être complètement égouttés à l’heure qu’il est et Chloé doit m’attendre.
- Fais attention : pas trop de sucre et...
- Je sais : bien les passer au tamis pour que la pâte soit la plus fine possible ! Telle que tu l’aimes !
- Et il faut en porter à Marguerite ! Je lui en donne tous les ans. Tu n’oublieras pas ?
- Tu pourras y veiller toi-même. À demain, Marraine !
- À demain, et... Charlotte ?
- Oui ?
- Pour m’installer chez toi, c’est d’accord... Mais, entendons-nous bien, quelques jours uniquement.
- Oh, bien sûr ! Seulement le temps de te rétablir complètement, et j’en suis contente, tu sais.
- Oui, nous verrons !

 

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3 novembre 2007 6 03 /11 /novembre /2007 15:10



            Olivier est parti. Ils l’ont confié à... Comment ils ont dit ? Je sais plus comment ils ont dit mais… ah oui… un village d’enfants.
            Il a pleuré, et il a couru dans le couloir, et il a dit qu’il voulait pas, et je suis pas arrivé à le rattraper.
            Les grands, eux, ils ont dit que c’était bien, qu’il avait de la chance, qu’il aura une maison bien à lui, et qu’il pourra aller à l’école... À une vraie école... Et avoir des amis, et vivre pareil que tous les enfants du monde.
            Et il est pas tout seul : il y en a plein d’autres.
            Le Dirlo nous a expliqué que c’était des dames qui faisaient un travail de maman. L’assistance publique leur donne une maison, et des enfants... Trois ou quatre, ça dépend... Et comme ça elle en fait de vraies mamans ! Des familles, quoi ! Mais des familles sans papa.
            C’est compliqué !
            Est-ce que c’est vraiment un travail que d’être une maman ? Un travail comme pour le Dirlo ? Ou comme les maîtres qui viennent tous les matins et qui s’en vont quand ils ont fini de faire la classe ?
            Je me rappelle plus bien mais maman, je crois qu’elle riait tout le temps et elle s’amusait avec moi... Je sais qu’elle s’amusait... Et c’était dans ma chambre ! Je sais que c’était dans ma chambre, ça, j’en suis sûr !
            Il y avait un coffre tout en bois avec un gros couvercle et... Qu’il était lourd ! Je sais qu’il était lourd parce que... Oui... Je sais... J’avais tout vidé, j’avais sorti tous les jouets : les petites voitures, et les legos... Les cubes... Et... Y avait tellement de choses dans ce coffre ! Je m’étais caché dedans et maman m’a appelé, et elle m’a cherché... Et quand elle m’a trouvé, j’ai été content ! Mais content… content à en avoir le cœur gros ! Parce que… je me rappelle que j’ai eu peur... D’un coup j’ai eu peur qu’elle me trouve pas ! Et qu’elle m’oublie si j’y restais trop longtemps...
            Et c’est vrai qu’elle m’a pas vraiment trouvé... C’est moi : j’ai fait du bruit, exprès, pour qu’elle m’entende.
            Mais elle riait ! Comme elle riait ! Elle, elle a pas eu peur, elle savait que je pouvais pas me perdre puisqu’elle était là.
            Et papa ! Il était gentil, mon papa. C’était pas pareil qu’avec maman, il était pas toujours là, lui. Mais il y avait des matins... Oui, des fois, il m’appelait. Il disait « Et mon bonhomme ? Où il est mon bonhomme ? » et moi, dès que je l’entendais, je me levais et j’allais vite jusque dans une autre chambre et je montais dans un grand lit, et ils me prenaient entre eux... Et j’étais bien entre maman et papa.
            Et puis, un papa c’est bien !
            Ça vous prend sur ses épaules, et ça vous fait tourner très vite, et aussi ça vous apprend comment donner un coup de pied à un ballon... Mais un vrai coup de pied, un qui l’envoie très loin ! Et aussi comment on fait pour ne pas tomber d’un vélo et comment on conduit une voiture et... Non, ça je veux pas... Pas ça... Plus j’y pense et moins j’en veux !
            Il est bientôt nuit et j’aime pas penser à ça quand la nuit arrive, surtout que maintenant...
            Y a presque plus personne dans le dortoir et le lit à côté du mien est vide. C’était celui d’Olivier. Nous sommes arrivés là en même temps, lui et moi, et depuis... Pourquoi ils l’ont fait partir tout seul ! Si nous étions restés ensemble, peut-être que... Oui, c’est sûr : il aurait pas pleuré autant !
            Et pourtant, il a jamais su, lui, ce que c’est que d’avoir des parents, il venait d’un autre centre et c’est lui qui m’a expliqué ce que c’était qu’un orphelinat...
            Il faut que je parte d’ici ! Je dois m’en aller avant qu’ils ne m’envoient dans une fausse famille ! Ils ont pas le droit de choisir à ma place !
On peut pas aimer n’importe qui comme ça !
            Et ils peuvent pas m’obliger à partir avec des gens que je n’aime pas. Ici, encore, ça peut aller : on est tous pareils.
            Mais ailleurs... Ailleurs... J’irai pas ! Pas question que j’y aille !

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3 novembre 2007 6 03 /11 /novembre /2007 15:09



            Il fallait bien que cela arrivât un jour ou l’autre... Et à elle ! Avec ces dizaines de lopins de terre abandonnés, pourquoi justement celui-là ! Et comment en faire sortir la Rousse ! Une vraie tête de mule ! Et tiens ! Parfait ! Qu’elle continue à se gaver de bonne herbe bien grasse, elle allait s’en rendre malade, à tous les coups !
            Par où s’était-elle introduite ?
            Si Marraine s’en rendait compte, elle ne coupera pas à ses lamentations ! Sa vache préférée ! Forcément, elles se ressemblaient : aussi têtue l’une que l’autre !
            Encore heureux que la maison soit vide : aucune trace de vie !      Manquerait plus qu’elle se fasse surprendre, en pleine nuit, en équilibre sur un mur comme... comme l’un des garnements du village !
            Ceux-là, alors ! Elle n’en pouvait plus de les faire courir. Ils traversaient son jardin, écrasant ses poireaux et ses salades, grimpaient sur l’appentis au risque d’en défoncer le toit sur lequel ils se posaient en se serrant les uns contre les autres. Ils y passaient des heures entières, perchés et ricaneurs, tout en surveillant les allées et venues des ouvriers.
            Et les commentaires devaient aller bon train, de quoi alimenter les veillées chez la Sylvaine.
             Sylvaine ! Si elle la tenait ! Quelle sotte idée avait eu cette langue de vipère de dire à Marraine que Jacques était muté sur Mâcon ?
            C’était bien la peine de passer la voir pour, soi-disant, la distraire, et finalement la mettre dans des états pareils !
            Et si elle s’était contentée de ça ! Non ! Elle y était allée de son petit couplet, tout doucereux, tout gentillet. À d’autres !
            « La pauvre petite... Qui devait bien se morfondre... Et trouver le temps long... Surtout, après toutes ces années de fiançailles... Et en arriver là ! »...
            Ainsi donc, tous, au village, la croyaient désespérée et dans un état moral misérable !
            De leurs suppositions, elle s’en moquait, mais les confier à sa marraine, ça, c’était au-dessous de tout !
            Ah, non ! Il y avait eu pire encore !
            Ne pas oublier cette absurde proposition de voir si, du côté de l’instituteur... Célibataire et pas mal fait de sa personne, très sérieux, et tout et tout ! Pauvre Eugène... Elle avait tout intérêt à le prévenir avant que Sylvaine ne se décide à jouer les entremetteuses auprès de lui. Qu’il ait au moins le temps de prendre la mesure de ce qu’il allait devoir affronter ! Il allait s’amuser !
            Maudite vache ! Il fallait qu’elle s’y mette aussi pour couronner la journée !
            Là... À deux pas... Charlotte vit la brèche dans la clôture ! Encore un mauvais coup de ces petits voyous. Tiens, au fait, elle pourrait demander à Eugène de leur donner quelques heures de colle ; elle en retirerait un plaisir énorme et ce serait toujours ça de gagné dans l’affaire !
            Quant au mur : comment en descendre maintenant !
            De même qu’elle y avait grimpé mais à reculons. Ce qui, pour être logique n’en était pas évident ! Du courage et... Voilà !
            Il ne restait plus qu’à faire sortir la Rousse de ce territoire interdit avant qu’elle ne s’y aventurât plus loin...
            Elle aurait dû se munir d’une torche...
            Montélimar et sa vie d’hier, sans surprise, soit, mais aussi sans problème, entre son petit appartement dans un immeuble on ne pourrait plus tranquille et son atelier. Au nom de quoi avait-elle quitté tout cela !
            Fallait-il qu’elle ait perdu la tête pour imaginer qu’ici, entre moutons et vaches, elle allait donner un plein sens à une existence qui lui devenait ennuyeuse !
            Entre les pots de confitures, les terrines, les caillettes, elle avait de moins en moins le temps de s’occuper de son travail.... Et le lait ! Ne pas oublier la traite ! Tous les matins elle avait droit à un réveil en fanfare au staccato de la canne de Marraine. Ces tac-tac-tac contre la paroi de sa chambre, elle ne les supportait plus.
            Si cela continuait, cette canne, elle en fera du petit-bois ! Sûr qu’elle brûlera très bien.
            Une lumière de l’autre côté de la Glueyre, et qui se déplaçait. Il ne s’agissait pas des phares d’un véhicule, c’était trop petit, trop faible. À moins que... Un braconnier ?
            Non, peu probable car la chasse étant ouverte et tout le monde se connaissant, il était inutile d’aller placer des pièges de ces heures.
            Ou alors un amoureux des promenades nocturnes. Sous un pareil chapiteau d’étoiles, il y avait de quoi le comprendre. Autant qu’il en profite !
            L’air embaumait l’herbe fraîchement tondue, un parfum intensifié par l’humidité de la nuit... Ce qui expliquait sans doute que la Rousse n’y ait pas résisté. Et elle-même, si ce n’était l’urgence de la situation, s’y roulerait avec plaisir ! Comme autrefois.
            C’était peut-être cela qui lui avait manqué : cette terre, avec ses odeurs, sa force, ses couleurs, ses silences... Une quiétude de chaque instant, une vie au ralenti, au rythme des saisons ; tout ce qui avait fait de son enfance une période heureuse, des années durant lesquelles elle avait goûté à la liberté, elle avait appris le recueillement, à écouter, à regarder, à mesurer l’importance de certaines réalités... De sa réalité.
            Appris ? Non, tout cela ne pouvait pas s’apprendre, il fallait le porter en soi. Pas du fait d’être née dans une maison cachée sur la rive humide d’une rivière, pas seulement pour y avoir fait ses premiers pas et y avoir déroulé ses premières courses, mais surtout pour être ainsi, pour être telle qu’elle était.
            Et puis, à Montélimar, elle n’avait plus aucune inspiration. Des murs de béton, du bruit, sous un ciel sans surprise.
            Et elle s’y ennuyait. Même avec Jacques, et davantage encore avec lui. C’était pire que de l’ennui : l’impression d’étouffer, de perdre... Perdre quoi ?
            Avec lui il devenait trop difficile de s’échapper même pour quelques heures, juste le temps d’un aller-retour, le temps d’embrasser Marraine, de s’assurer que tout allait bien pour elle. Sa seule famille, la seule qui lui restait. Et aussi... Comment pourrait-il comprendre le bonheur ressenti seulement à la sortie de La Voulte... À l’approche de St Laurent-des-Papes, et en abordant St-Fortunat et Dunière.
            Comment lui décrire le frémissement qu’elle sentait en elle aux premiers châtaigniers, aux premières pentes douces, à la teinte particulière des feuillages, et l’air : pas le même. Après les Ollières, en prenant par Tauzuc - tout en haut – seulement de voir son Ardèche toute rayonnante s’étendre devant elle, elle en avait le cœur qui se gonflait de bien-être, une totale ivresse, avec le sentiment profond de retrouver la part capitale de son « moi ».
            Et ensuite, l’impatience - cette incroyable impatience - tout au long des derniers kilomètres... St-Pierreville... Albon... Et enfin les premières maisons de Marcols-les-Eaux.
            Et les grandes bâtisses des usines de soie désaffectées depuis... Depuis, hélas ! trop longtemps. Combien d’heures à regarder la patiente élaboration d’un cocon ?
            Marraine lui avait enseigné les gestes essentiels, à l’ancienne ; comment dévider un fil continu et pas aussi fragile que l’on pourrait le croire. Tout d’abord le tirage : comment placer les cocons dans un bac d’eau bouillante et comment les battre avec une écouvette – restait-il encore assez de bruyère dans les environs pour fabriquer, comme autrefois, ces petits balais ? - pour éliminer les frisons et dégager l’extrémité libre du fil de soie avant de les plonger dans une bassine de cuivre, dans un bain à très haute température, afin d’en ramollir le grès. Et ensuite...
            Tout lui revint du fond de sa mémoire.... L’anneau d’agate, et les engrenages de bois et... Des instants hors du temps... Des gestes d’enchanteur penché sur des chaudrons noyés de vapeur... Et ainsi, de la filature au moulinage, puis du décreusage au chevillage, jusqu'à tenir entre les doigts un écheveau de douceur brillante et légère. Une matière vivante et chaude, celle qui était à la base de tous ses souvenirs, celle qu’elle adorait manipuler... Celle dont elle aimait s’entourer.
            Et au lieu de cela : la voilà à courir après un stupide mammifère à quatre pattes ! Tous ses croquis, ses bains de teintures, ses pinceaux : délaissés depuis des jours ! Elle était folle de s’écorcher la peau à dorloter des légumes, de s’écorner les ongles sur le bois coriace des bûches, au point de ne plus même oser effleurer un de ses précieux morceaux d’étoffe rutilante par crainte de l’abîmer !
            Et malgré cela, elle était tellement heureuse !
            Si ce n’était le souci de la santé de Marraine. Quelle idée de grimper sur un tabouret à son âge ! Avec pour résultat une jolie fracture d’un tibia.
            Mais sans cet accident, aurait-elle trouvé le courage d’exprimer à Jacques son désir profond de rentrer chez elle, de renouer avec ses racines ?
            Et Jacques... Lui... Lui...
            Oh, la Rousse ! Ça y était, elle la tenait et là, plus question de la lâcher. Elle allait lui montrer qui commandait chez elle !
- Avance, et gare à toi si tu ralentis le pas ! Alors comme ça, tu crois que l’herbe est meilleure de ce côté ! Tu vas voir... Je vais t’en ôter l’idée !

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3 novembre 2007 6 03 /11 /novembre /2007 15:08
            


            Elle est belle ma cabane !
            La nuit, c’est pas la même quand on a rien qui cache le ciel, et elle est pleine de bruits qui me bercent, et puis, si j’en ai envie, je peux m’enfoncer dans l’obscurité du chemin d’église. Enfin, c’est pas une vraie église, avec des pierres et tout... Non, c’est une église d’arbres... Des arbres avec des troncs droits et hauts comme des piliers... Et leurs branches se rejoignent au-dessus de la route. C’est... C’est comme le plafond de la cathédrale que le père François nous a fait visiter le mois dernier. Parfois on voit un morceau de ciel et il est jamais le même, il change tout le temps... Et c’est encore plus beau que les fenêtres aux verres de couleurs !
            Il fait pas noir... Pas complètement… ou alors, c’est pas le même noir que dans le dortoir. Ça m’embête qu’olivier soit pas là, je serais content s’il pouvait s’en rendre compte comme moi.
            Oh... Y a des lumières qui glissent, là... En haut... Et là... Et encore...
            Et si c’était... Peut-être que c’est eux... Les gendarmes ! Ben, risquent pas de me trouver ! Je suis trop bien caché ! Et puis c’est pas possible ! Je suis trop loin maintenant, et puis ça fait trop longtemps. Et je suis trop malin pour eux ! Doivent encore me chercher au barrage de Naussac.
J’ai fait comme le Petit Poucet, mais à l’envers. C’est pas pour pas me perdre, moi : c’est pour qu’ils puissent me suivre, eux... Jusqu'à Naussac ! Et après plus rien ! J’ai bien fait attention à pas laisser de trace, et, quand on est petit, c’est facile de pas se faire voir... Même à l’arrière d’un camion ! Même qu’une fois, j’ai eu vachement peur. C’était avec ce chauffeur qui parlait une langue que je comprenais pas, et que j’ai cru qu’il s’arrêterait jamais... Même pour pisser ! Jusqu'à une montagne qu’il a roulé et où il faisait rudement froid ! Vaut mieux éviter les camions finalement : on sait jamais où ils vont, et moi... Moi, je veux pas aller n’importe où !
            Là, je suis bien... Un peu comme Robinson, dans ma super cabane, et puis, c’est drôle... Je savais pas que les châtaignes avaient un gros manteau d’épines pour se protéger.
            Y avait plein de boules vertes qui tombaient de mon arbre... Des boules comme des oursins. Faut faire gaffe à pas s’en prendre une sur la tête, parce que, là, ça doit faire mal !
            Tout à l’heure, une femme est passée sur la route. Elle chantait, elle s’est arrêtée dans ma cathédrale et... Comme elle était belle ! Belle comme une maman... Aussi belle que ma maman, à moi... Et elle s’est mise à rire, toute seule... Comme ça ! Y avait le vent qui soulevait ses cheveux, et elle a ri... Peut-être qu’il lui faisait des chatouilles... Ou alors, c’est comme moi... Depuis que je suis là, je suis tellement bien que des fois... Des fois je ris tout seul ! Je ris, mais c’est parce que je pense à ces idiots, là-bas, à Langogne.
            Peut-être que la dame, elle aussi, elle pense à des gens... Des gens qui sont aussi bêtes que Cutie et le Dirlo...
            C’est grâce à elle que j’ai compris... Oui, pour les châtaignes...
            Elle a écrasé quelques boules avec le pied... C’est comme ça que j’ai vu... Et puis elle s’est assise sur le gros tas de bois coupé... Celui qu’est juste en dessous de là où j’ai construit ma cabane...
            J’avais une peur qu’elle me voit ! Elle est restée un bon moment, elle a mangé deux ou trois châtaignes... Toutes crues ! Et elle me tournait le dos... Elle regardait vers la rivière...
            Faudrait quand même pas qu’elle en prenne l’habitude parce que c’est difficile de rester longtemps sans bouger, sans faire de bruit, en respirant doucement...
        C’est ça le plus difficile : retenir sa respiration !
            Et puis c’est pas si bon que ça, les châtaignes...
        Et c’est pas facile de les sortir de leurs coquilles ! J’ai plein de petites piqûres au bout des doigts !
            Mais sur le tas de bois, j’ai trouvé un carré de tissu... Un tissu léger et brillant et doux... Un petit foulard bleu... Bleu comme un morceau de ciel... Un ciel pareil que le matin très tôt... Un matin avec des traînées de nuages fragiles... Des nuages transparents... Comme quand ils se défont en jouant avec le vent. Et il est là, sous ma tête.
        J’ai fait un coussin avec un gros tas d’aiguilles de sapins recouvertes avec mon tricot, et par-dessus... Par-dessus, j’ai bien étalé mon carré de tissu... Et je suis bien comme ça... Je regarde un ciel de nuit, une nuit d’étoiles, et je vais m’endormir sur un ciel de matin... Et mon ciel de matin... Il sent bon...
            Il sent tellement bon...

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3 novembre 2007 6 03 /11 /novembre /2007 15:07
         - Comment ? Débarrasser quoi !
- Toutes les bogues qui sont tombées derrière le mur. Et il faudrait tailler les arbres pour éviter que cela se reproduise.
- Ben voyons ! Et ensuite, je demanderai au vent de ne souffler seulement que de ce côté-ci !
- Écoutez, je ne fais qu’obéir aux ordres, et je peux vous dire que le patron n’est pas du genre souriant ! Moi, je n’y suis pour rien, vous savez, et de plus, vos châtaignes, ça fait trois jours que toute l’équipe s’en régale.
- Ah !
- Oui... Alors, nous, nous nettoierons ce qu’il y a par terre. Mais pour les arbres...
- Cela n’a aucun sens !
            Et même si elle avait la bêtise de s’exécuter et de supprimer quelques branches, cela ne résoudrait rien. Ils étaient trop hauts, trop grands. D’ailleurs, qui pourrait prévoir où ils se délesteront de leurs fruits ?
- Là, vous avez raison...
- Pour ce que ça change ! Regardez-les, ils sont magnifiques ! Les plus beaux des environs.
- J’l’sais bien et je suis navré, mademoiselle. Bon, il faut que j’y aille, le camion attend. Bonne nuit, et à demain.
- Oui, bien sûr... À demain.
            Elle avait bien besoin de ça ! Elle pensait être enfin au terme des désagréments de ces dernières semaines : la construction complètement achevée, plus d’arrivées et de départs de camions bruyants, plus de cris d’ouvriers s’interpellant d’un bout à l’autre de la propriété. Un presque retour à la normale et elle, dans les meilleures dispositions pour souhaiter la bienvenue à des étrangers.
            Position qui était, désormais, à reconsidérer !
            Mais pourquoi s’inquiéter ? Il suffira aux nouveaux venus de quelques mois pour se faire aux habitudes du pays, seulement leur donner le temps de se frotter à l’esprit Ardéchois ! Il n’y avait qu’à laisser passer l’orage.
- Charlotte ! Où es-tu ?
- J’arrive !
            Une vie calme et paisible ? Ici ? Vraiment !
- Ah ! Te voilà enfin ! Où est passé le clafoutis ?
- Je l’ai mis à refroidir sur le rebord de la fenêtre comme tu me l’as demandé...
- Tu as dû le rêver !
- Il n’y est plus ? Encore !
- Comment encore ?
 - Rien... Rien d’important... Je vais en préparer un autre, ce sera vite fait.
            Voilà qui devenait inquiétant !
            Tout avait commencé cinq ou six jours auparavant… Des choses qui disparaissaient, comme ça. Deux terrines de foies de volaille, un pot de confiture de mûres, un autre de poires au sirop, et un saucisson qui n’avait pas encore eu le temps de sécher... Et ça, c’était bien fait pour le chapardeur !
            Pas plus tard que ce matin, elle n’avait plus trouvé la couverture qu’elle avait étendue la veille pour l’aérer un peu, et maintenant le clafoutis ! Eh bien, dans l’immédiat, il suffira de poser un cadenas sur la porte de l’appentis, et d’ouvrir l’œil...
            Mais l’incroyable était que, cette fois, cela se fut produit en plein jour alors que toutes deux se trouvaient à la maison, avec tous les risques que cela sous-entendait pour le coupable de se faire surprendre.
            Des risques ? Pour qui, finalement ? La maison était hors du village, à peine visible de la route.
            Pour s’y être aventuré à plusieurs reprises, l’auteur de ces larcins avait dû les observer, et noter qu’elles étaient seules à demeurer là. Jusqu'à présent, il n’avait opéré que la nuit. Mais de même que la faim faisait sortir le loup du bois, une situation désespérée pouvait amener un homme à un acte regrettable... Et rien ne garantissait que celui qui rôdait saura se maintenir dans les limites de l’acceptable.
            Marraine, à son âge et dans son état, n’avait pas besoin d’une frayeur ! Donc, mieux valait ne lui parler de rien et prendre toutes les précautions utiles à sa sécurité. Et puis il n’y avait aucune raison de s’affoler, il ne s’agissait que d’un peu de nourriture, et d’une couverture. Rien de très important, pour elles du moins. Alors que, pour celui qui les avait pris, cela pouvait être vital.
            Qu’un être en fut réduit à cela !
         Pourquoi se cacher ? Il aurait suffi de demander… mais elle oubliait que demander n’était pas toujours facile.
- Dis, Charlotte, que tu en fasses un autre, je veux bien, mais où est passé le premier ?
- Le premier ? De quoi ? Ah, oui, c’est vrai ! Eh bien, sans doute… les ouvriers d’à côté ! Qui ont dû croire qu’il était là pour eux.
- Ça alors ! Un sacré toupet !
- Mais non, c’est que, vois-tu, ils... Ils ont effectué quelques petits travaux pour moi et... Et en échange, à l’occasion, je leur prépare un quelque chose, une gâterie. Ce qui explique la confusion.
- Tu me rassures. Bon, maintenant, passons aux choses sérieuses. Où en es-tu de ton travail ?
- Ça va, il avance.
- C’est ce que tu dis ! Cela fait des jours et des jours que tu n’as plus touché à rien !
- Je n’ai plus de toiles de fond. Ce soir, je m’occuperai des bains de teinture.
- Veux-tu que je le fasse ?
- Ce serait bien, mais...
- Dis donc ! Tu oublies qui t’a tout appris !
- Les bases, Marraine... Seulement les bases.
- Il n’y a pas trente-six manières de teindre un bout d’étoffe.
            Et Charlotte sourit.
            C’était là que sa Marraine se trompait, des deux, cette fois, c’était elle qui allait apprendre, elle qui allait devenir élève attentive.
            Juste le temps de lui livrer quelques petits secrets, et ensuite elle lui offrira des couleurs jamais vues, pas même imaginées. Et elle lui montrera comment emprisonner un morceau de rêve dans un carré de soie.
            La soie, l’écrin idéal pour tous ceux qu’elle portait en elle.
            Mais avant, une idée idiote : Une besace, une bouteille de vin, une demi miche de pain, un fromage bien crémeux et deux tranches de jambon cru... Et, sans se faire voir, suspendre le tout au portail du jardin avant qu’il ne fasse plus sombre.
        Il n’y avait aucune raison pour que quelqu’un ait faim, là-bas, quelque part dans les bois.
            Pas de dessert ? Non, celui à qui cela était destiné en avait déjà pris une portion bien plus que raisonnable.
            Peut-être la prochaine fois !

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3 novembre 2007 6 03 /11 /novembre /2007 15:06



            - Charlotte, peux-tu m’expliquer ce qui se passe ici ?
- Un moment !
            Elle ne s’en sortira pas ! Encore quelques secondes pour bien fixer la teinte et... C’était ça ! Tout à fait ce qu’elle espérait ! Un bleu fabuleusement profond, avec juste assez de reflets mordorés pour accrocher la lumière, et la retenir captive ; un bleu de ciel de crépuscule, plus sombre aux flammes d’un soleil couchant. Maintenant, le bain de rinçage et...
- Charlotte ! Vas-tu venir à la fin !
            Marraine pouvait crier autant qu’elle le voulait, personne ne l’obligera à interrompre cette tâche délicate ! Risquer de perdre une pièce unique ? Pas question ! Rien de moins sûr que d’obtenir deux fois la même nuance ! Il suffirait de si peu, de quelques grammes de poudre colorante en plus ou en moins. Voilà ! Elle pouvait respirer. Juste attendre que l’étoffe sèche pour apprécier pleinement le résultat.
            Demain, un saut au Puy pour y récupérer la dentelle commandée et ensuite... Elle voyait déjà son croquis s’échapper du papier, s’animer, devenir drapés fluides et légers... Sa robe ! Elle la caressait presque des yeux !
- Charlotte, que veut dire ceci ?
- Quoi donc ?
- Ça !
            Marraine, sourcils froncés et lèvres pincées, aussi droite que la balance de la justice, avec un sac de toile dans une main, et dans l’autre... Une bouteille de vin, intacte !
- C’était devant notre porte !
- Ah, bon ?
- Encore pour les gars d’à côté ?
- Je suis heureuse de voir que tu peux te déplacer sans ta canne ! C’est très bien.
- Ma petite, tu ne m’auras pas comme ça et pas deux fois avec le même conte à dormir debout !
            Justement, ne pouvait-elle lui laisser le temps d’en improviser un autre ! Ce qui, dans l’immédiat, n’avait rien de facile.
- Fais attention, je sais quand tu mens !       
- Marraine ! Je… d’accord, tu as raison. C’était destiné à un vagabond qui traîne dans le coin depuis quelques jours.
- Un vagabond ! Alors… le gâteau, hier ?
- Lui, certainement !
- Je vois !
- Ce qui est rassurant dans tout cela, c’est que nous n’ayons pas affaire à un buveur.
- C’est déjà ça ! Bon, je m’occupe du déjeuner, tu peux retourner à ce que tu faisais ! À ce propos, très joli, ton bleu. Deux ou trois housses de coussin taillées là-dedans iraient très bien avec mon couvre-lit.
            Des coussins ? Et puis quoi, encore !
            Soulagée de s’en tirer à si bon compte, Charlotte se réfugia dans son atelier où elle se remit à l’ouvrage sans perdre davantage de temps. Elle s’appliqua à tendre sa précieuse étoffe à l’aide de fines baguettes de bois léger s’imbriquant les unes dans les autres, constituant ainsi autant de cadres que demandés pour en arriver au bout, les repliant habilement pour former un éventail géant suspendu par de fines cordelettes à cinquante centimètres du sol.
            Et ainsi pour une dizaine d’autres soieries, prenant garde de les séparer au maximum afin de permettre à l’air de circuler au mieux entre chaque panneau.
            Enfin, à l’aide d’un ingénieux système de treuils et de poulies, elle les hissa à hauteur de plafond, une après l’autre, et seulement après un dernier regard de contrôle sur chacune.
            Il ne restait qu’à surveiller l’égouttage et particulièrement le sol, où seule l’absence de tache montrera que les couleurs étaient bien fixées.
            Ce fut les bras douloureux qu’elle s’assit, comme à chaque fois et aussi émerveillée qu’à la première, souriant sans s’en rendre compte à une suspension insolite.
            Quelques minutes, le temps de reprendre souffle avant de passer à une autre opération ; une idée qui l’obsédait depuis son retour, un peu folle, pas même réalisable peut-être, mais qu’elle brûlait d’expérimenter.
            En adoptant la technique qu’elle avait utilisée pour son petit foulard - des fondus de bleus et de blancs - elle devrait y arriver.
- Charlotte, ma chérie !
            Encore !
- Oui, Marraine.
- Viens manger un morceau.
- Plus tard... Plus tard...
            Oui, plus tard, parce que, pour l’instant...
- Que fais-tu ?
- Rien, tu verras. Il me faut de la Terre de Sienne... Et un peu de jaune pour l’éclairer...
            Oui, c’était presque ça. Et en partant de là, elle devrait réussir à obtenir une palette infinie de bruns.
- Puisque tu es là, passe-moi un bac... Merci... J’ajoute un peu de pourpre... Ça ne te rappelle rien ?
- Je voulais te dire...
- Pas maintenant ! Regarde... Alors ?
- La vigne qui recouvre la façade de ma maison ?
- Une nuance seulement, reste à trouver les autres.
- Oui. À propos de ton vagabond...
- Qui ? Tu l’as vu ?
- Non mais quelque chose m’est revenue en mémoire. Avant-hier, pendant que tu étais chez moi pour nourrir les lapins, je m’étais installée sur la terrasse pour profiter un peu du soleil... J’y pense, tu devrais rentrer le parasol, il n’est plus vraiment utile, il suffirait d’un coup de vent pour l’abîmer, ce serait dommage, il peut...
- Viens-en au fait, Marraine.
- Au fait ? Ah, oui... Donc, j’étais tranquillement assise, avec mon tricotage - tu sais, le pull pour Jacques - et il y avait un loupiot...
- Un gosse ? Un du village ?
- Non, je ne l’avais jamais vu auparavant.
- Et où se tenait-il ?
- De l’autre côté du chemin, accroupi sur la pierre rode… tu vois laquelle ? Il avait l’air d’attendre quelqu’un.
- Depuis longtemps ?
- Je n’en sais rien… Comment veux‑tu ! Mais bon… Il était là, et il faisait chaud, et il semblait tellement perdu que je lui ai fait signe d’approcher.
- Et alors ?
- Alors il a hésité et puis il est entré et je lui ai proposé un peu de sirop.
- Tu l’as interrogé sur ce qu’il faisait là ?
- Bien sûr que je l’ai fait !
- Que t’a-t-il dit ?
            Un claquement de langue chez Marraine, signe d’agacement devant trop d’interruptions. Chose qu’elle détestait par-dessus tout ! Elle redressa la tête, carra les épaules et se lança dans son récit toisant la jeune femme d’un regard impérial.
            Ce que la gamin avait dit ? Il n’avait pas arrêté de parler : un vrai moulin à paroles ! Que son père était maçon, et qu’il travaillait dans la grande maison, et que lui, il devait l’accompagner tous les jours, qu’il le faisait par tous les temps et sur tous les chantiers. Et que son père c’était le plus grand et le plus fort de tous les hommes. Et tout cela, mains enfoncées dans les poches d’une veste trop large pour lui, en la fixant droit dans les yeux avec un petit air farouche, presque de défi. Mais ce n’était pas cela qui l’avait intriguée, c’était quand elle avait sorti les bouteilles et qu’elle lui avait demandé de choisir. Il était resté longtemps à les observer et puis il avait tendu un doigt tremblant vers celui... Comment s’appelle-t-il ?
- Tu sais, celui que tu fais toi-même... Le blanc...
- Le sirop d’orgeat ?
- C’est ça... Si tu avais vu son regard pendant que je remplissais le verre, et comment il l’a bu ! Une gorgée après l’autre, toutes petites… lentement, en fermant les yeux à chacune.
- Et ensuite ?
            Ensuite ? Il avait posé très doucement le verre sur la table et il était parti sur un « merci » murmuré d’une voix.... D’une voix étrange, presque étranglée. Il s’était éloigné, à petits pas, en courbant la tête. C’est là qu’elle s’était rendu compte que quelque chose n’allait pas, et c’était ce détail qui venait de lui revenir. Il avait pris la direction du petit pont qui enjambe La Glueyre, celui qui vibre quand on y passe, tout droit vers l’autre versant, alors que, à côté, les hommes s’installaient pour leur repas.
- Je ne vois pas...  murmura Charlotte, pensive.
- Un père qui sait que son fils est là et qui ne s’en préoccupe pas à l’heure du déjeuner, tu trouves que c’est normal, toi ? Et maintenant que j’y repense, avec ses cheveux en broussaille, ses joues grises et ses chaussures éculées, ce petit : il n’était pas clair !
- Vers les bois ? Tu en es certaine ?
- Et où voudrais-tu qu’il puisse aller en passant par-là ?
- Ce petit garçon, quel âge aurait-il à ton avis ?
- Huit, neuf ans. De toute façon, bien trop jeune pour traîner ainsi dehors. Dis, et si c’était lui notre vagabond ?
- J’espère bien que non !
            Un gamin perdu dans la forêt, avec tous les dangers qu’elle renferme. Ne serait-ce que le froid, l’humidité de la nuit, ils étaient aux portes de l’hiver. Et il n’y avait pas que cela : Les sangliers ! Deux jours auparavant, un gros mâle s’était aventuré jusque dans le jardin de Marguerite, à deux pas de l’église, en plein cœur du village. Ils étaient en surnombre, et si cet enfant venait à se trouver nez à nez avec l’un d’eux !
        Charlotte se redressa, repoussant bacs et couleurs, et cueillit un gilet au dossier d’une chaise. 
- Que vas‑tu faire ?
- Je vais interroger les ouvriers avant qu’ils ne s’en aillent et ensuite j’irai faire un tour en face, j’y ai vu de la lumière, deux ou trois fois. On ne sait jamais, tu as peut-être raison.
- Tu ne préviens pas les gendarmes ?
- Je ne crois pas que ce soit vraiment utile pour le moment. Nous verrons à mon retour. N’éteins pas les lampes extérieures et n’ouvre à personne, c’est compris ?
- Évidemment ! Et toi, demande à quelques hommes de t’accompagner.
- Pour qu’ils organisent une battue ? Si tu ne fais pas erreur, ce serait le meilleur moyen pour affoler totalement ce gosse. J’y vais et ne t’inquiète pas.

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3 novembre 2007 6 03 /11 /novembre /2007 15:05



            Bredouille ! À quoi eût‑elle dû s’attendre d’autre ! Qui serait assez fou pour loger ainsi à la belle étoile en cette saison ?
            Et pourtant elle se tenait au bon endroit ! Oui, c’était bien là qu’elle avait vu des lueurs, elle ne pouvait se tromper. En face, elle discernait clairement le porche de sa maison, en droite ligne.
            Le silence... Un merveilleux silence. Depuis combien de temps ne s’était-elle plus aventurée ainsi, aussi tard, jusqu’aux abords de la forêt ?
            Autrefois, elle adorait s’y risquer. Comme un pied de nez à l’intention de Marraine et à ses histoires de croque-mitaine. Cette sorcière se délectait de les lui distiller juste avant une excursion dans les bois.
            Elle la voyait encore, sur son vieux fauteuil à bascule, toujours un ouvrage de laine entre les doigts, regard inquiet au-dessus de lunettes cerclées d’acier... Et elle l’entendait aussi…
« - Les Quatre-Vios ? Il est bien tard pour envisager aller si loin... Si vous voulez rentrer avant la nuit, vous avez tout intérêt à ne pas lambiner... Vous ai-je raconté l’étrange aventure qui est arrivée à l’oncle de Marguerite, un soir où il y était allé vérifier des pièges ? »
            Et personne n’aurait pu l’empêcher d’entreprendre et d’aller au bout d’un récit aussi rocambolesque que troublant, cumulant maints détails aussi terrifiants qu’excessifs, d’une petite voix monotone et indifférente, donnant ainsi davantage de relief à un craquement ou à un halètement.
            Combien de courses échevelées Charlotte lui devait-elle ! Simplement d’y penser et son cœur s’emballait... Encore maintenant... Et elle frissonna, pas seulement sous l’humidité qui émanait du lit de la rivière.
            C’était à celui qui se montrait le plus téméraire, ils chantaient à tue-tête, défiant crânement de leurs notes discordantes la déchirante ululation des sapins torturés par un vent impitoyable, se voulant sourds à un bruissement ou à un cri d’animal, avançant au cœur d’une obscurité profonde, sans faillir, vaillamment regroupés derrière un étroit faisceau de lumière vacillante...
            Et la fois où la torche s’était éteinte : plus de batterie, plus rien pour les sécuriser. D’où une galopade folle, une bousculade désordonnée et résonnante de rires grinçants pour éloigner ou nier une frousse incontrôlable.
            Emprunter le raisonnable et rassurant cordon d’asphalte de la nationale ? Pas question ! Cela les aurait dénoncés prudents, voire timorés, aux yeux des autres galopins du village.
            Elle devait reconnaître que, tant par leur turbulence que pour leurs bêtises, elle‑même et ses compagnons d’autrefois n’avaient rien à envier à ceux qui hantaient désormais Marcols et ses environs... Et elle, bien moins encore que tous !
            Et là... Juste à ses pieds... Cette pente douce... Et combien tentante ! Une piste aussi idéale que naturelle pour s’essayer à de la luge sur herbe. Elle gagnait toujours. Combien de fois s’était-elle retrouvée dans la rivière, enfoncée jusqu’au cou dans une eau glaciale, pour se refuser à ralentir une glissade et remporter ainsi des paris absurdes !
            Mais ces choses-là n’étaient plus de son âge.
            Vraiment ?
            De plus, à cette heure ! Il faudrait qu’elle ait perdu toute raison...
            Quoique...
            Qui pour y trouver à redire ?
        Elle ?
        Qui même pour la surprendre ?
            Un tout petit pas... Et...
- Houahouhouuuuuu ! ! ! !
            Elle allait trop vite ! Ça allait bien trop vite. Et comment s’arrêter, comment freiner avant que de... De... Oh non ! Non ! Pas ça ! Pas encore... Pas ce soir ! Refoulant un fou rire, jupe retroussée bien au‑dessus de ses cuisses, elle enfonça les talons dans la terre tendre, se recroquevilla sur elle‑même, yeux fermés et dents serrées, se préparant au pire et... Et...
            Juste à temps ! À peine quelques centimètres de plus et elle y avait droit ! Si Jacques la voyait ainsi, il la ferait enfermer aussi sec !
            Sec ! Au sec... Elle avait failli ne plus y être du tout...
            Et il n’y avait pas lieu de rire ainsi, comme une écervelée, aux portes de la nuit, sur la rive d’une rivière grossie par les dernières pluies en amont.
            Elle se laissa tomber en arrière, mêlant sa chevelure aux pousses humides, inspirant à pleins poumons les frémissements de la nuit, le silence des étoiles, les bruissements d’une vie invisible. Et sa cascade !
            Elle était devant sa cascade, celle qu’elle préférait. Un rideau d’écume vibrante abritant une courbe d’eau tranquille. C’était là qu’elle venait se baigner aux heures les plus chaudes, été après été. Dommage qu’il fit aussi froid, sinon, comme pour le reste, elle se serait laissée aller à s’y plonger.
            Du bruit ? Quelqu’un ? Elle se redressa et scruta au travers de l’obscurité autour d’elle. Elle était folle de s’attarder ainsi. Et s’il s’agissait de... Du vagabond ! Un gamin ? Rien ne le prouvait.
            Cet inconnu qui rôdait la nuit pouvait ne pas être aussi inoffensif qu’elle voulait le croire... Et elle était seule, assise sur un sol détrempé, chemisier à moitié défait, découverte jusqu’à l’impudique transparence d’un slip coquin, alors que... Là... Une ombre animée qui se hâtait vers elle. Une silhouette bien réelle qui, pour ne pas être celle d’un enfant, n’avait rien de rassurant. Et elle n’avait aucun moyen de fuite, pas une seule échappatoire pour se mettre hors de portée sinon... Sinon celle qu’elle adopta d’un bond : affronter un courant gelé !
- Attendez !
- HAAAA ! ! ! !
            Pourquoi ce cri ? Pour l’étreinte de glace qui lui cisailla les jambes ou pour la main qui avait effleuré son bras ? Et elle ne se souvenait pas d’un cours aussi large... Ni aussi profond ! Et elle s’appliqua à ne pas regarder derrière elle, à tendre toute son énergie pour avancer au mieux et au plus vite, sans perdre l’équilibre.
            Jusqu'à se sentir soudain agrippée par les cheveux, ramenée en arrière, sans pouvoir résister, submergée par un flot capricieux, sournois complice d’un assaillant inattendu.
            Toussant et soufflant, elle s’efforça de refouler toute panique et demeura docile, guettant le contact de la terre ferme sous ses pieds. Aussitôt un semblant d’équilibre assuré par des appuis plus solides, elle se retourna contre l’homme qui la tirait, lançant ses mains tous ongles tendus, vers la tenaille de doigts qui emprisonnait sa chevelure, les enfonçant de toutes ses forces dans un étau vulnérable pour n’être que de chair.
            Un cri de douleur qui la libéra... Et elle se mit à courir, à courir sans prêter l’oreille aux pas dénonçant une poursuite... Et...
- Non ! Haaaa !
            Elle glissa sur l’herbe traîtresse, et roula jusqu’à se retrouver immobilisée, poignets prudemment cerclés et fermement maintenus au sol, mais envahie par une rage démente. Et elle oublia la peur, toute violence axée contre l’individu qui pesait sur elle... Se démenant telle une diablesse, corps arqué, s’épuisant à tenter de se soustraire à une masse de muscles qui la contraignait sur place.
- Laissez-moi !
- Pas question...
- Lâchez-moi... Sinon...
- Si vous vous tenez tranquille !
            Tranquille ? Là... L’épaule... Juste à portée… À peine relever la tête et... elle y alla de toute la dureté de ses dents !
- Aïe ! Hé... ça ne va pas, non ? En voilà assez !
- Lâchez-moi... Ou je... Je... Je recommence ! 
- Essayez et je vous garantis de vous en ôter définitivement l’idée ! Allez-vous vous calmer, oui ou non ?
- Me calmer !
- Oui... Si je vous libère, vous montrerez-vous raisonnable ?
- Raisonnable ?… Espèce de… de… Si vous croyez que...
- Jetez-vous encore à l’eau et vous y resterez !
- Me jeter à l’eau ?
- Je ne plongerai pas une seconde fois pour vous en repêcher, c’est clair ?
            Contre son visage, une douceur de cachemire... Et un parfum qui lui chatouillait les narines : des fragrances bien trop légères et raffinées pour être dégagées par un individu dans l’indigence. Elle sentit renaître en elle l’ébauche d’un fou rire qu’elle maîtrisa à grand-peine.
        Elle avait été stupide, mais lui... Cet idiot ! Qu’avait-il imaginé ?
- Bon sang ! L’entendit‑elle s’agacer, vous n’allez pas pleurer maintenant !
- Moi ? Ah non, alors... réussit‑elle à articuler entre deux hoquets de rire. Au contraire ! Mais vous... Vous... Si vous saviez !
- Vos mains et... Votre joue ! Vous saignez... Vous êtes blessée !
- Ma joue ! Où ? Mais non ! Ce n’est que de la teinture... Bougez-vous... Laissez-moi me relever ! Nous voilà bien, tous les deux ! Si quelqu’un nous voit, nous allons être la risée du village ! Allez... Je vous dis !
- Seulement si vous me promettez d’être sage.
- Comme une image ! Lui assura‑t‑elle. D’ailleurs, si nous en sommes là... C’est de votre faute !
- La mienne ? Ce n’est pourtant pas moi qui me suis précipité du haut de la route !
- Oh ! Vous avez vu ?
- J’ai surtout entendu votre cri... Et vous avez dévalé la pente à une telle vitesse que je m’attendais au pire.
- Ce n’était qu’un j… un accident !! Qui pourrait arriver à n’importe qui ! Allez ! Bougez‑vous !
- Pas encore ! Je ne suis pas convaincu ! Expliquez‑moi le pourquoi, ensuite, de ce plongeon dans la rivière ?
- Qu’auriez-vous fait, à ma place, face à un inconnu vous fonçant dessus ?
        Interrogation qui interpella suffisamment l’inconnu en question pour qu’il en desserre l’étreinte autour de ses poignets.
- Prétendez-vous que... Vous avez eu peur de moi ?
- Gagné ! Ou plutôt... Je vous ai pris pour quelqu’un d’autre... Un vagabond qui erre dans le coin...
Un mieux : d’allongé sur elle, le voilà qui se redressait jusqu’à n’être plus qu’assis sur ses hanches ! Encore un peu et il finirait bien par se lever tout à fait !
- Et vous êtes assez imprudente pour vous y promener seule ?
- Pitié, pas de sermon !
- Vous mériteriez pire que cela.
- La situation étant totalement éclaircie, pourriez-vous, s’il vous plaît, vous faire plus léger ? Ma position n’est pas du tout confortable et, de plus, j’ai une pierre assassine juste au creux des reins...
            Enfin ! Elle poussa un petit soupir de soulagement, respirant mieux aussitôt délivrée d’une charge importune.    
        Ignorant avec superbe la main que l’homme lui tendit, elle se redressa d’un simple rétablissement, satisfaite de lui deviner un air un peu gêné.
- Il est temps pour moi de rentrer.
- Je vous raccompagne.
- Surtout pas !
- Il est nuit noire...
- Si vous vous tenez loin de moi, je ne risque absolument rien. Au fait, comment avez-vous trouvé l’eau ?
- Froide... Horriblement froide !
- J’en suis ravie ! L’aventure en devient presque plaisante. Bonne nuit !
- Bonne nuit... Mais... À propos de cet intermède entre nous...
- Quoi encore ?
- Tout le plaisir était pour moi, murmura-t-il dans un sourire.
            Et Charlotte, s’éloigna, sans plus répliquer, nuque raide et rouge au front.

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