- La première des 12 ou 15 nouvelles (ça reste à définir) qui composeront mon prochain livre. Titre envisagé "Pas de Deux" - Où il sera question de rencontres, dans des lieux divers, qui se terminent tantôt bien... tantôt moins bien
L’aéroport est en vue, la voix rassurante du pilote énumère les recommandations de circonstance. Ongles ancrés aux accoudoirs, elle serre les dents. Toujours le même petit pincement au creux de l’estomac alors que l’avion amorce la descente. "C’est au décollage et à l’atterrissage qu’il y a le plus de risque lors d’un vol"... Cette affirmation entendue, un jour, au hasard d’une conversation, vient la titiller à chaque fois qu’elle opte pour ce moyen de transport.
D’ordinaire, elle préfère le train, mais dans le cas présent, il y avait urgence. Bien la première fois d’ailleurs qu’elle regrette demeurer dans l’un de ces villages accrochés aux flancs des Pyrénées. Charmants, mais tellement loin de toutes commodités !
Cependant, elle n’est pas mécontente de cette inquiétude qui la distrait de celle qui la mine depuis quelques jours.
Depuis qu’elle a pris cette décision complètement folle de rencontrer X !
Mais il leur fallait bien sauter le pas un jour ou l’autre !
Après ces longs mois d’échanges par emails, SMS et téléphone, avec ce sentiment qui, peu à peu, s’est insinué en eux, il ne pouvait en aller autrement ! C’était inévitable ! Inéluctable !
Elle ne sait plus comment elle s’est retrouvée, un soir, à consulter, via Internet, les tarifs et horaires des vols en direction de Paris. Ni à comparer les prix des hôtels de la capitale. Elle a encore du mal à comprendre comment elle a pu - elle ! Et « en ligne » de surcroît - acheter ses billets d’avion et, plus encore, retenir une chambre double à l’hôtel du quai Voltaire. « Avec un grand lit ! » a-t-elle même eu l’audace de préciser dans son message ! Elle se souvient avoir écrit « avec vue sur la mer ! » au lieu de « la Seine » La personne qui s’est occupée de sa réservation a dû bien rire à ses dépens ! Quand elle y pense, elle en rougit de confusion !
Comment décrire son trouble tandis qu’elle lui annonçait qu’elle arrivait ? Et l’émotion qu’il a montrée, lui !
Et combien elle a regretté très vite cette démonstration d’une témérité jusqu’alors insoupçonnée chez elle !
Combien également les jours d’attente lui ont paru aussi longs que passer trop vite !
Mais les dés sont jetés. Les roues effleurent la piste, s’y accrochent. L’oiseau blanc s’est posé et bientôt expulsera ses passagers. Elle et les autres !
Quelques secondes devant elle pour se défaire d’un reste d’irrésolution.
Et ensuite tout s’enchaîne très vite. Elle suit le mouvement, se lève, réajuste jupe et pull et retend ses bas. Insatisfaite du résutat, elle se résigne néanmoins à récupérer son manteau dans la soute au-dessus de sa tête et tâtonne un peu pour atteindre son sac. A peine un pied posé dans la travée centrale qu’elle est entraînée par les uns et les autres, qui la guident vers le sas, la poussent à traverser une passerelle, la déposent sur un sol ferme.
Noyée dans un flot d’inconnus aveugles à son désarroi, elle se laisse emporter par un tapis roulant tout droit vers la sortie.
Là, elle hésite. Taxi ou RER ? Elle n’est pas pressée ! Il est tout juste 17h30 ! Lui, il ne sera libre que vers 19 heures. Le temps de fermer boutique, de traverser Paris… et… et…
Elle se décide pour le RER. Histoire d’occuper les minutes, de meubler une attente. De l’aéroport d’Orly au Quai Voltaire, il suffit d’un changement de ligne, son bagage est léger, et de plus, avoir du monde autour d’elle ne pourra que la distraire des questions qui lui taraudent l’esprit.
La distraire ? Y croit-elle seulement alors que dans sa tête des images se bousculent, se chevauchent, dénoncent!
Une folie ! Totale ! Que connaît-elle de cet homme vers lequel un train indifférent l’emporte ? Des mots ? Quelques photos ? Et cette émotion qu’il a su éveiller dans son cœur endormi depuis des années !
Se retrouver à des centaines de kilomètres de chez elle, à cause d’un message ! Un banal message dans sa boite e.mail. Presque invisible dans ces dizaines de spam qu’elle supprime de deux clics de souris chaque matin.
Quelques mots d’une tristesse infinie, pour la remercier de la douceur apaisante d’un commentaire qu’elle avait posté elle ne saurait plus dire où ni à propos de quoi.
Auxquels, émue, elle avait répondu.
Un geste spontané qui n’attendait nul retour.
Et retour il y eut.
Jour après jour, nuit après nuit.
Nuit après nuit, d’abord. Toutes les nuits devant un écran… des clics et des clics pour actualiser une boite à lettres virtuelles… pour des mots à s’écrire et à lire. Des pages et des pages de mots.
Jour après jour ensuite. A cause d’une panne d’Internet qui les avait séparés durant des heures, ils échangèrent leurs numéros de téléphone et les SMS fleurirent sur d’autres écrans. Des « coucou »… pour faire ces jours plus courts. Une attente tolérable. Un lien constant.
Des semaines durant.
Et puis, un soir… une vibration incongrue sur le plan de travail, alors qu’elle préparait le dîner, qu’elle plaisantait avec Pierre, son mari. Devant le regard interrogateur de ce dernier, elle avait hésité, troublée, déjà coupable. Ce fut entre deux tours de cuillère que, comme distraitement, elle avait jeté un œil. Sur la petite fenêtre lumineuse… trois mots et elle le rouge au front.
"Vous avez écrit « je vous aime » ! …
Je ne m’attendais pas à cela… je l’avoue… vraiment pas… « baiser » ou « caresse » en lieu de bisou… un simple pas… un tout petit pas.
Je ne pensais pas… je n’ai jamais pensé que vous en viendriez à cela… Et me voilà tremblante comme si j’avais exécuté un exercice périlleux au-dessus d’un triple filet de protection alors que de filet, il n’y avait plus. Quoique… la chute a été douce et belle… Un peu vertigineuse mais… Belle ! Il n’y a donc rien à regretter. Et puis… si c’est arrivé c’est que cela devait être !
J’ai l’émotion au fil des lèvres, à ras le cœur… au bout des doigts.
Tellement que j’en ai l’esprit engourdi.
Et il nous faut être prudents et retenus… pas pour les autres, ils ne savent pas… ils sont si loin de tout cela… Et il n’est nul besoin qu’ils sachent. Il ne faut absolument pas qu’ils sachent. Mais pour ne pas bousculer une paix, une sérénité, tellement fragiles qu’un simple regard interrogateur, inquiet, inamical, suffirait à les fissurer, suffirait à tiédir une chaleur réconfortante, suffirait à ternir une lumière encore timide.
Prudents et retenus pour nous… Pour ne rien abîmer…
Et parce que… parce que l’amour est affaire d’esprit, d’âme… mais aussi d’épiderme, oui…de grain de peau ! Et d’odeur, de saveur… une curieuse alchimie… Nous en apprécions, nous en savourons l’un des ingrédients, sans doute le plus précieux puisqu’il est le plus tenace, le plus… le plus… mmmmmmmmm…Les autres n’étant qu’éphémères. Mais ces autres comptent aussi au début… et nous en sommes… non, nous n’en sommes pas au début. Nous avons commencé par l’aboutissement…
Demain nous le dira. Un jour…
Oui…un jour… un jour, vous lirez au hasard d’un message : « je serai au Champ de Mars entre telle et telle heure »… ou ailleurs. Un lieu que vous ne choisirez pas, parce qu’il faudra que vous veniez jusqu’à moi… Cette rencontre, cela fait tellement longtemps que je la décris, que je me contente de la vivre en rêve… de ne faire qu’en rêver… de n’accepter que d’en rêver… vous n’allez pas me priver des meilleures pages que j’écris à l’encre invisible sur les ombres de la nuit.
Ce n’est pas pour demain, ni même dans un mois… Nous avons le temps de voir venir… d’y réfléchir. Je ne vous en parlerai plus… à moins qu'un rugissement de fauve ne me pousse à sauter dans le premier train en partance vers Paris...
Oh ! Mon téléphone… il a vibré et sonné et durant un instant j’ai cru ou espéré… mais non… mon fils… seulement mon fils… j’aurais dû savoir que ce ne pouvait être vous… je vous ai attribué une sonnerie bien à part… un groupe à vous tout seul !»
Un pas hors de la zone abritée et une bourrasque glacée la cueille. Que ce mois de décembre est froid ! Elle aurait dû attendre les beaux jours ! Comment envisager des promenades nocturnes et romantiques sur les quais de la Seine sous de telles températures ? Cette fausse fourrure dans laquelle elle s’emmitoufle ne sera pas de trop ! Elle en remonte le col, cale la bandoulière de son sac sur son épaule et glisse les mains dans les manches dont elle fait un chaud manchon.
Le panneau d’affichage lui signale 6 minutes d’attente.
Six minutes après six mois de dialogues !
Fin juin pour le premier signe… début septembre, le « je vous aime »… et là, mi-décembre pour un presque aboutissement.
Bien à l’abri, au cœur de son grand sac, dans une petite pochette de toile expressément réalisée pour eux, trois livres reliés artisanalement. Leurs messages, qu’elle a imprimés et assemblés en « saisons » et une couleur différente pour la couverture de chacune.
La première est d’un jaune aussi lumineux et chaud qu’une amitié naissante. La seconde s’est vue attribuer un vert de bourgeon aussi frais et fragile qu’une espérance.
Pour cette troisième… combien elle a hésité ! Elle a balancé entre le rouge et le rose, et le rose l’a remporté. Un rose d’émoi d’adolescente, réservant ainsi le rouge sang, le rouge brûlure, le rouge intense, à la passion.
Et maintenant ?
Maintenant j’ai l’impression d’aborder une troisième saison. Et je lorgne mon recueil à la couverture verte… me demandant s’il n’est pas temps d’en ouvrir un autre.
Que diriez-vous de… orange ? Un bel orange éclatant ? Je ne sais pas…Quoique ! Ceci m’évoque un beau fruit à déguster quartier après quartier… chacun aussi juteux et sucré que le précédent…
Bleu ? Un bleu de ciel sans nuage ? Non ! Ce serait justement le défier… Si l’azur venait à être jaloux de notre si parfaite uniformité, ne nous enverrait-il pas quelques cumulus nimbus pour la troubler ?
Pas violet, ni noir, ni gris… trop… trop… je ne sais pas… non… pas ces trois-là !
Arc-en-ciel ? Je devrais pouvoir en trouver… quitte à le peindre moi-même ! Suis-je bête de ne pas y avoir pensé plus tôt avec tous ces tubes et bâtons de couleur qui dorment dans une boîte presque oubliée !
Et Rose ? Oui… ça fait fille, je sais ! Et puis vous m’avez dit un jour que, pour vous, il évoque tendresse, douceur… (ce serait après le rouge, non ?) Mais… mais vous aviez écrit également volupté ! Et ça, ça me plait bien !
Parce que le rouge… non… pas encore… pas déjà…
Que dois-je faire ? Que feriez-vous, vous ! Je sais… mais je voudrais que vous me le disiez…
Sur le seuil de l’hôtel, à l’instant d’en pousser la porte, voilà que sa gorge se serre. Et qu’elle se surprend à jeter des regards furtifs à droite, à gauche. Femme respectable sur le point de déchoir adultère. Image qui fait fleurir un sourire sur ses lèvres.
Pas d’hésitation cependant. Après tout, rien n’est consommé encore. Elle s’entend donner son nom. De jeune fille. L’épouse, ici, n’a rien à faire.
Elle demande à régler d’avance. En espèces. Aucune trace.
La chambre est au troisième étage. Un grand lit dans un décor banal. Un petit bureau, une armoire, un guéridon, deux fauteuils. Une salle de bains fonctionnelle. Mais la fenêtre ouvre au-dessus de la Seine, face au Musée du Louvre et au Jardin des tuileries. Exactement ce qu’elle espérait. Juste un regard pour satisfaire à l’attente de l’hôtelier, le temps de lui assurer que « tout est parfait »Elle est pressée surtout de s’en défaire.
Enfin seule, elle se déleste de son bagage, fouille son sac à main, en extrait son petit téléphone portable, compose un sms. « Je suis arrivée à l’hôtel ! »
Elle frissonne un peu en appuyant sur la touche « envoyer»
Et elle est déjà à la porte, la franchit, dédaigne un ascenseur qu’elle devrait attendre, dévale les escaliers, confie la clé à l’accueil et déboule sur le trottoir.
Paris… Paris… Paris ! Combien elle aime cette ville ! Elle n’en aurait pas souhaité une autre pour y renaître ainsi.
Un pas et le petit appareil à coque rouge, celui qu’elle ne lâche plus depuis des semaines, celui avec lequel elle s’endort chaque nuit, vibre entre ses doigts.
Elle regarde, un peu interloquée, la minuscule enveloppe qui s’est affichée sur l’écran. Un sms ?
« Je ferme le magasin ! »
Il sera là bientôt ! Elle a juste le temps de prendre un peu d’avance.
Elle l’imagine, maladroit de trop d’urgence, ranger un peu, éteindre, baisser le rideau métallique. Y a-t-il un rideau ? Forcément ! Tous les magasins en ont un ! Il fait un froid atroce, qui lui mord cruellement les mains, les joues, le nez.
Et elle tremble.
C’est difficile… de retrouver un ton léger alors que… et pour la première fois depuis bien longtemps c’est moi qui n’ose plus… qui retiens mes doigts. Qu’ils n’aillent pas taper n’importe quoi sur un clavier n’ayant pas plus de cervelle qu’un moucheron !
Vous avez écrit « « il faut qu’elle sache, je ne peux plus garder ça pour moi et en même temps je me le suis avoué »…
Je me suis trompée alors. Car je pensais que vous le saviez déjà et que vous ne vouliez seulement rien m’en dire…
Etes-vous certain de ne pas vous tromper ? De ne pas aimer seulement un… personnage… un être idéalisé au fil d’une correspondance ? Est-ce bien moi que vous voyez ?
Non… je ne veux pas savoir ! Il sera bien assez tôt pour cela !
Vous n’avez rien bousculé… vous me connaissez si peu au fond… « la lente évolution que j’aime tant »… oui… parce que vous êtes loin… mais si vous étiez là… j’aime être bousculée, assaillie… oui… prise d’assaut… presque par surprise… non… totalement par surprise. Dans l’urgence.
Comme un manque à satisfaire coûte que coûte. J’aime les deux… un cheminement tranquille côte à côte et aussi… aussi…
Ne soyez pas jaloux du tout… ou alors soyez-le férocement. Cessez de vous brider… d’être ce que chacun attend que vous soyez.. Votre voix, ce que vous écrivez, ce que vous laissez fuir de vous, ligne après ligne… cela ne ressemble pas à ce que vous dites être souvent.
Et si vous croyez être de trop, battez-vous… soyez conquérant. Vous pouvez l’être
Et il est vrai qu’il n’est jamais trop tard… pour personne. D’être ce qu’il est, de vivre comme il l’entend… et de plus c’est l’apanage de l’âge : ne plus rien avoir à prouver, faire ce que l’on a envie, et se moquer éperdument du qu’en dira-t-on ! Alors… soyez exigeant, soyez possessif, accordez-vous le droit d’être enfin ! Mais pas timide, pas… résigné… jamais !
Vous parler ? Croyez-vous que cela soit facile pour moi ? Alors qu’il me suffit de vous écouter respirer ? De vous sentir là, presque à portée… tout proche… au creux de mon oreille ? Oui.. vous m’avez conquise… mot après mot… sensation après sensation… et vous pourriez être petit, borgne et bossu, je ne vous en aimerais pas moins…
C’est grave docteur ? Pardon ! pas docteur, j’oubliai… c’est grave « monsieur » le professeur… très grave…
« Ne le savez vous déjà………Je vous aime »… je suis restée paralysée devant l’écran de mon petit téléphone rouge… Et je me demande si je ne le suis pas devenue autant que lui… de surprise… d’émotion contenue… de… et le « oh » a été longtemps seulement ce que j’ai été capable d’écrire alors que mon cerveau (encore lui !) s’efforçait désespérément d’organiser des lettres en mots et des mots en phrases…
Vous parler du temps ! Alors que je voudrais vous dire tellement…
Si je pouvais trouver l’audace de les « dire »… de les prononcer… de vous les glisser à l’oreille…
C’est si simple… tellement naturel de vous les écrire… « je vous aime »…
(à suivre)