4 novembre 2007
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Ed Musslër était furieux. Pure utopie que d’envisager que son neveu s’assagisse enfin ! À peine trois semaines dans un bureau et voilà qu’il exprimait déjà le besoin de prendre le large. Le digne fils de sa mère !
Encore heureux que le Professeur Robin ait refusé son accord pour que ce casse-cou retournât à ses activités.
Comment Julien pouvait-il baisser ainsi les bras ! Pourtant il était doué, intelligent, capable de s’intéresser et de réussir dans bien des domaines, et il ne lui avait pas été proposé le plus triste !
L’agence et le défi qu’elle lançait à des esprits audacieux, cadraient tout à fait avec le côté original et aventurier que ce casse-cou avait hérité de sa mère.
Lors de leur dernière entrevue, ils s’étaient pourtant entendus sur tout : quelques mois de délai, pour laisser mûrir une idée, et un début de formation, pour aboutir à une association avec Julie. Pour cela, Ed Musslër avait même avancé qu’il était prêt à leur offrir l’immeuble et tout ce qu’il contenait. Non, pas celui-ci, le nouveau !
Quant à sa sœur, en voilà une qui ne faisait rien pour lui faciliter la tâche. Elle, elle allait l’entendre. Rien de plus normal pour une mère que de soutenir un fils dans des moments difficiles, mais l’encourager dans ses aberrations, c’était aller trop loin.
Julien n’avait plus l’âge d’entreprises périlleuses. D’ailleurs, le destin l’avait durement rappelé à l’ordre. Un coup de semonce à prendre au sérieux. Son métier en lui-même n’était pas vraiment dangereux, sinon sa façon toute personnelle de le concevoir. Après tout, nul ne lui demandait davantage que d’imaginer, fabriquer et veiller à l’installation de quelques systèmes de production efficaces, sûrs et économiques. Nul n’exigeait qu’il les mit en place lui-même ni d’en serrer jusqu’au dernier écrou !
Son neveu devait apprendre à se contenter de résoudre les problèmes assis à un bureau, derrière un ordinateur ou... avec du papier et un crayon...
Quelle tête de mule ! Et cet ascenseur ? Il arrivait ou pas ?
Pourquoi cet entêté se refusait-il à suivre ses traces ? Y avait-il de meilleur exemple à lui offrir ! Ed Musslër, parti de rien, - enfin, de presque rien -, pour se tenir, à soixante-six ans, à la tête d’une entreprise tentaculaire, qui s’étendait au travers de l’Europe et dans des secteurs très diversifiés. Une aventure exaltante ! Que pourrait-on désirer de plus ?
Et c’était pour tenter de convaincre un « gamin » récalcitrant, qu’Ed Musslër s’était décidé à délaisser ses bureaux de Londres pour étouffer sous un soleil arrogant, et bien trop présent !
Marseille ! Une ville, à ses yeux, aussi belle que particulière. Qu’il ne pouvait concevoir transformée un jour en copie de Nice ou de toute autre cité accrochée au littoral méditerranéen.
Par endroits, Marseille envoûtait, ailleurs elle effrayait. Elle aussi, avait ses quartiers durs où il n’était pas indiqué de traîner à n’importe quelle heure.
La nuit elle se métamorphosait, drainant ses forces joyeuses vers le plan d’eau. Un entonnoir ! Voilà ce qu’évoquaient pour lui les rues Breteuil, Paradis, République, et la célèbre Canebière, qui déversaient autour d’un rectangle d’onde calme les noctambules en quête de lumières et de bruit. Il était plus difficile de se faufiler sur le Quai de Rive Neuve et celui des Belges à neuf heures du soir qu’en plein midi.
En milieu de journée, ceux qui y circulaient ne faisaient que cela, mais aux premières ombres, ils s’arrêtaient, n’importe où... Indisciplinés ! Tous les marseillais l’étaient. Un peuple léger, souriant, accueillant, peut-être seulement en apparence, offrant à chacun un sourire destiné aux gens de passage, pour que ces derniers gardent un bon souvenir de leur cité !
Marseille et son Vieux Port ! Il en était amoureux.
Il y avait quelques années de cela, à l’occasion d’une randonnée aquatique organisée pour sa femme et des amis. Avec une escale pour rendre visite à sa sœur et son mari, et surtout rencontrer cet écervelé de Julien. Qui, s’il s’en souvenait bien, lui avait fait faux-bond.
Julien… Pour qui il entretenait une profonde affection… Le fils qu’il n’avait pas eu.
Il l’avait pourtant bien suivi, surveillé même ! Depuis sa petite enfance, espérant guider ses pas, et contrôler ses aspirations. Mais il en avait négligé la vigilance d’une mère attentive à préserver la personnalité de son fils, et omis la possibilité d’un très fort esprit d’indépendance chez ce dernier. Déjà à l’adolescence... enfin…
Finalement, rien n’y avait fait... Julien avait su imposer ses choix, avec réussite, et devenir l’un des meilleurs de sa profession... Pour ce à quoi ça l’avait conduit !
Ed Musslër haussa les épaules, fataliste. Après tout… Nul ne pouvait aller contre le cours de la vie.
Pourtant, si l’idée de retrouver son neveu, à Marseille, l’enchantait, il eut préféré que ce fut dans d’autres conditions.
Les mêmes qu’autrefois.
Il se souvenait si bien de cette première arrivée au large du Vieux Port ! L’eau était couleur de plomb. La ville s’était montrée presque farouche, chaperonnée par des collines emmitouflées de voiles cotonneux. Sous un disque terni, les premières ombres du crépuscule montaient à l’assaut des écharpes soufrées d’un ciel frileux.
Et soudain, devant leurs yeux éblouis, une métamorphose inattendue de l’onde engourdie, tel un cadeau de bienvenue à l’amorce de leur approche. Comme si de par la volonté des dernières forces d’un soleil refusant la déroute, les flots s’étaient embrasés, et les vagues soudainement animées, ne furent plus que ferveur et impatience sous l’ardente caresse d’un rayon obstiné. La mer entière lui avait semblé vibrer dans l’ultime et brûlante étreinte d’un amant solaire.
Ils avaient glissé sur des lames ondoyantes d’argent bleuté, ourlées d’écume safranée, semblant fuir un incendie qui courait de crête en crête, gagnait les rives, effleurait les toits, s’élançait au-dessus d’eux, s’épuisant à atteindre les terres les plus hautes, les colorant de parme, et les illuminant d’or pur.
Ce jour-là, Ed Musslër fit la connaissance de Julie.
Debout, flamme vive, appuyée au mât du yacht auprès duquel ils accostèrent, elle lui était apparue offrande ou défi à l’exubérance céleste.
Et son sourire ! Ah ! son sourire ! Il lui avait ensorcelé le cœur.
Le premier visage qu’il avait rencontré en mettant pied à terre.
Quelques semaines plus tard, il s’était porté acquéreur de cet immeuble situé en plein cœur de La Canebière, reprenant par la même occasion deux petites affaires qui vivotaient au deuxième et sixième étage, - la condition du vendeur à la signature du contrat - mais fermement décidé à cesser leurs activités dès que possible. Pas assez rentables !
Quelle fut sa surprise, lorsque, à l’occasion de sa première visite en qualité de propriétaire, il se vit accueilli par cette même jeune femme. Accueilli ! C’était beaucoup dire ! Coincé, assailli, kidnappé dans un bureau, serait plus juste !
Le contraignant ainsi à l’écouter défendre son service, lui démontrant à force d’arguments sensés et réfléchis, comment ils pouvaient en faire une entreprise solide, sous la direction d’un certain... quel nom déjà ? Il avait oublié ! Sans importance.
Car il avait capitulé, content d’une première défaite, séduit par un si bel enthousiasme, mais sous réserve d’une modification à la proposition de la jeune femme : si Julie voulait sauver « son » étage, eh bien, à elle d’en assumer la responsabilité !
Il ne l’avait jamais regretté.
Beaucoup d’humour, souvent tendre, parfois acide dans les encarts qu’il découvrait dans la presse, et une indépendance de ton, hors des sentiers battus. Tout Julie !
Et voilà ce que son rebelle de neveu osait lui refuser ! Pas un travail de bureau quelconque, triste, monotone. Non ! Mais une fabuleuse association ! Ensemble, ces deux-là ne pouvaient que former une équipe imbattable ! C’était bien de Julien !
Tiens ! c’était amusant, il n’avait pas remarqué ! Julie et Julien !
À quarante ans, il était temps, pour son neveu, de poser ses valises, et de mener une vie calme et sereine...
Quoique… Une vie sereine… c’était oublier, un peu vite, l’épée de Damoclès qui balançait au-dessus de la tête de Julien. Menace à laquelle Ed Musslër se refusait à croire ! Il serait trop injuste d’avoir réchappé à un affreux accident pour... pour… Pas question ! Le mieux à faire, dans l’immédiat, était de prendre contact avec son ami Robin et avoir avec lui un entretien au sujet des risques réels que courrait Julien.
Avec une journée entière devant lui, Ed Musslër se faisait fort de mettre à profit ce délai pour ramener un obstiné à la raison.
Même si ne sachant pas trop déjà comment aborder la question. Une attaque de front ? Peut-être pas la meilleure façon, mais... avec un insoumis pareil ! Pour l’instant, autant arriver en douce, sans tambour ni fanfare. Ed Musslër se savait particulièrement doué pour l’improvisation.
Et puis c’était l’occasion de offrir le plaisir d’un saut dans le passé et voir comment les choses avaient évolué durant les dernières années.
Trois ans depuis sa dernière tournée. Il nota la nouvelle décoration, fraîche, jeune... Tonique ! Pourquoi ne pas s’en inspirer pour ses bureaux londoniens ? Quoique les couleurs heurteraient les esprits d’outre Manche !
Une atmosphère studieuse, laborieuse... de celles qu’il aimait ! Ah, Julie ! Il savait qu’elle ne le décevrait pas.
Pour accéder à son bureau, il devait les longer tous. Il avait appris à cerner ses méthodes. Elle disait que c’était le meilleur moyen, pour elle, de jeter un œil sur les travaux en cours à l’occasion d’une poignée de main, dès le matin. Et, pour les visiteurs, de constater, dès les premiers pas, le sérieux et la discipline de l’équipe.
Discipline ? La jeune personne en minijupe, vernis agressif et cheveux violets, semblait en manquer sérieusement. Mais, elle était mignonne et sans doute avenante, à en juger par le pétillement des prunelles d’un bleu presque transparent !
- Bonjour Monsieur. À quelle heure avez-vous rendez-vous ?
Et aussi une voix à l’accent de la région !
- Pas besoin de rendez-vous, jeune fille.
- Oh ! Eh bien... Je suis désolée, mais mademoiselle Gaillette est en réunion et je ne..
- Gaillette ? Où est Julie Castel ? Que racontez-vous ? Que se passe-t-il ici ?
- Eh ! Du calme ! En fait, Julie Castel c’est Julie Gaillette... Elle a repris son nom de naissance. Allez savoir pourquoi ! Ça bouleverse tout le monde mais elle en a décidé ainsi, alors... ben, nous, on suit le mouvement. Si vous voulez vous asseoir, je peux vous proposer un café ou une boisson fraîche pour vous aider à patienter.
- Julie est vraiment très occupée ?
- Plus que ça ! Mais, sauf erreur, il n’y en aura pas pour longtemps.
- Vous paraissez très sûre de vous, Mademoiselle... ?
- Appelez-moi Claudine, et...
Des éclats de voix, signes évidents d’affrontement, leur parvinrent de derrière la porte close dont le jeune femme était la prudente gardienne, au point d’amener une légère rougeur sur ses joues rondes et douces.
- Oh là, là ! Ça barde drôlement ! Mais ne vous affolez pas, ce n’est pas méchant !
- En effet, j’ai l’impression qu’il y a de l’énervement dans l’air. Serait-ce coutumier chez Julie ?
- Non, en fait... jamais. Je vais la prévenir que vous l’attendez. Qui dois-je annoncer ?
- Ne vous donnez pas cette peine, je vais lui en faire la surprise.
- Ah non alors ! Vous ne pouvez pas...
- Votre téléphone sonne, Claudine, occupez-vous de lui et ne vous inquiétez pas de moi, je vous assure que Julie sera ravie de me voir.
- Stop ! Pas question de vous laisser...
- Mais… cette autre voix ? C’est Julien !
- Vous le connaissez ?
- Plutôt, oui ! Eh bien, c’est d’accord, voyez, je m’installe là. Je vous obéis… mais à la condition que vous me laissiez intervenir si je juge que la situation devient délicate !
- Entendu ! Alors, café ?
- Serait-ce trop espérer qu’attendre de vous une tasse de thé ?
- Je vais voir ce que je peux faire, et c’est bien parce que vous m’êtes sympathique.
- Merci infiniment ! C’est, en effet, une chance pour moi !